— Y a-t-il déjà eu des accidents de ce type dans votre école ?
— Non.
— Des bagarres ? Des accès de violence ?
— Jamais.
— Même pendant des bizutages ?
— Surtout pas. Durant ces week-ends, tout est cadré, vérifié, contrôlé.
— On m’a déjà dit ça plusieurs fois, on voit le résultat.
— Il y a eu des négligences. Nous punirons les coupables. Mais vous vous doutez bien qu’on limite les risques au maximum.
La cabine était surchauffée, Erwan étouffait. La sueur exsudait le long de sa nuque, se mêlant aux gouttes de pluie qui poissaient encore son col.
— Vous répondez de tous vos soldats ?
— Bien sûr.
— Instructeurs ? Étudiants ? Contingent ? Maintenance ?
— Chacun est soumis à des tests psychologiques, des entretiens. Encore une fois, ici moins qu’ailleurs, on ne peut se permettre d’enrôler nos soldats à la légère.
Di Greco parlait avec calme. Son regard, sa voix exprimaient une étrange rigueur. Même sa silhouette dans sa veste bleu marine sans le moindre galon révélait une forme d’ascétisme.
— Que pensez-vous de Bruno Gorce ?
— C’est votre suspect ?
— Répondez à ma question.
— Bon militaire. Excellent pilote.
— Et sadique. Gorce dirige le bureau des élèves, fit remarquer Erwan. C’est lui qui a supervisé le moindre détail du bizutage cette année. Sur le terrain, il occupait le rôle du BE, « bourreau exclusif ».
L’officier croisa ses longs doigts — ses phalanges ressemblaient à des nœuds marins.
— Admettons que le lieutenant ait un humour particulier. Cela ne fait pas de lui un tueur.
— Il m’a paru sensible sur un point précis : le no limit.
— Cette épreuve n’existe pas.
— C’est ce que tout le monde me dit. Pourtant, dès que je lâche ce nom, on fait dans son froc.
— Elle n’existe pas du point de vue des dirigeants de Kaerverec. Les Renards ne sont pas tenus de nous en parler lors de la présentation de leur projet.
— Vous admettez donc qu’il y a une faille dans votre connaissance des festivités ?
— Cette année, il n’y a pas eu de no limit. Que cherchez-vous au juste ?
Erwan se leva et s’approcha du bureau :
— Le no limit permet aux EOPAN de prouver leur courage, leur endurance. Il est l’apothéose d’une sorte de chemin de croix. Je pense que vous prenez secrètement en compte ces résultats pour dresser le profil de vos étudiants.
Di Greco se leva à son tour. Erwan retourna à sa place. À eux deux, ils se livraient à un étrange ballet. Leurs ombres se détachaient sur le mur comme un jeu de marionnettes balinaises.
— Je vais vous faire une confidence, murmura l’amiral. Vous avez raison. Durant ce week-end, nous testons les limites de nos étudiants. Mais pas de ceux que vous croyez. Nous n’avons pas besoin de bizutage pour savoir que nos futurs pilotes sont courageux et prêts à encaisser des coups. En revanche, nous devons connaître les limites des autres.
— Les autres ?
— Les Renards. Les bizuteurs.
Il y eut un blanc. Erwan sentit — il le sentit physiquement — que les signes qu’il avait pris en compte jusqu’ici s’inversaient. Comme si, depuis le départ, il s’était trompé de code pour déchiffrer des hiéroglyphes.
— Vous avez entendu parler du test de Milgram ? reprit di Greco.
— Plus ou moins, oui.
Stanley Milgram, psychologue américain, avait mis au point dans les années 60 un protocole célèbre. Il faisait mine de tester les connaissances d’un homme à qui on posait des questions. À chaque erreur, un autre sujet lui envoyait une décharge électrique, de plus en plus forte. En réalité, c’était l’instructeur, celui qui balançait les volts, qui était évalué, le premier n’étant qu’un comédien simulant la souffrance. L’objectif du test était clair : jusqu’où peut-on aller dans la torture quand on est couvert par l’autorité ? Peut-on tuer quelqu’un sous le seul prétexte qu’on obéit aux ordres ?
Les résultats de Milgram avaient été affligeants. La plupart des candidats, déresponsabilisés, avaient obéi jusqu’au meurtre. Plus profondément, ils avaient sans doute joui d’assouvir leur instinct de cruauté, à l’abri d’une hiérarchie. C’était la démonstration scientifique de ce que n’importe quelle guerre prouve sur le terrain.
— Vous voulez dire que votre bizutage fonctionne comme le test de Milgram ?
— Absolument. Je ne peux pas entrer dans les détails mais les bizuteurs sont surveillés durant ces vingt-quatre heures. On étudie leurs réactions, leurs excès, leur sadisme. Nous formons à Kaerverec des pilotes d’élite, pas des tortionnaires. Pas question de laisser nos appareils entre les mains d’hommes déséquilibrés, qui cèdent à leurs pulsions à la première occasion.
Erwan transpirait maintenant de honte. Il avait envie de rentrer dans sa chambre, de prendre une douche et de s’enfouir sous la couette. Bonsoir.
— Vous est-il arrivé d’éliminer des Renards ?
— Parfois. Des gars trop zélés qui avaient montré un fort penchant pour la violence, ou qui s’étaient révélés incontrôlables.
— Que leur est-il arrivé ?
— Ils ne sont pas partis aux États-Unis pour leur troisième année. On les a mutés.
— Sous quel prétexte ?
— On y a mis les formes. Ils n’ont jamais su que c’était leur attitude qui les avait disqualifiés.
Le flic regarda l’amiral retourner à son bureau et glisser dessous ses membres d’échassier. Encore une fois, il éprouva un sentiment de déjà-vu.
— Le paradoxe, reprit l’officier, une fois installé, c’est que si le tueur faisait vraiment partie de nos élèves, nous l’aurions identifié au terme du bizutage.
— Si vous aviez mieux surveillé vos troupes, il n’y aurait pas eu de victime.
— Aucun cerveau ne peut tout prévoir. Sinon les guerres ne dureraient que quelques jours.
Pour ne pas perdre la face, du moins pas complètement, Erwan se rabattit sur les faits concrets :
— Vous étiez au courant pour la manœuvre de samedi matin ?
— J’ai un bureau ici mais je ne dirige pas l’état-major.
— Personne n’a estimé que cette opération comportait un risque en plein bizutage ?
— Au contraire. Le week-end d’intégration est circonscrit sur le terrain de la K76. Aucun soldat ne doit sortir de la base. Aucun vol n’est prévu. S’il y avait eu un risque, cela aurait été plutôt du côté des touristes, mais tout est balisé. Retournez à terre, commandant, c’est là-bas que vous trouverez les responsables de la mort de Wissa.
Erwan se leva, marmonnant un remerciement. Di Greco se déplia à son tour mais le flic lui fit un signe : pas la peine de le raccompagner.
Archambault et Le Guen l’attendaient dans le couloir. Le capitaine d’armes, en retrait, regarda sa montre, l’air satisfait. Sans le vouloir, Erwan avait respecté l’horaire imposé.
À bien y réfléchir, c’était l’amiral qui l’avait congédié quand l’heure avait sonné.
Ils reprirent les ascenseurs sans un mot et retrouvèrent la nuit chavirée de pluie. Les pales de l’hélicoptère tournaient déjà. Sur le tarmac, le flic comprit que les conditions météo s’étaient encore détériorées.
— Une tempête ? s’exclama Archambault en riant. Juste un petit grain. (Il lui enfila d’office le gilet de sauvetage par la tête.) Mais bon, le retour va un peu secouer.
26
21 heures. Le siège de Firefly Capital bruissait encore de la rumeur des traders — le décalage horaire avec Wall Street. Quand Loïc avait choisi ce symbole — la luciole —, cela sonnait plutôt bien : il était seul, minuscule, et voulait briller dans la nuit boursière. Aujourd’hui, avec près d’une trentaine d’employés et plus de cinq milliards de dollars à gérer, la luciole ressemblait à un énorme ver luisant.