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Il se leva et ferma la porte : il détestait ce climat d’excitation des salles de marché. On beuglait, on brassait, on s’agitait mais en définitive, on restait toujours le cul vissé sur sa chaise. Dans l’immense appartement haussmannien qu’occupaient ses locaux avenue Matignon, Loïc s’était octroyé une pièce en arc de cercle : cela lui donnait l’illusion d’être dans la cabine de pilotage d’un paquebot. Un cliché certes, mais qui certains matins lui redonnait de l’énergie.

Depuis une heure, il ruminait le coup de fil de son père. Une engueulade, une de plus, qui n’était pas allée bien loin. Morvan n’était pas un expert des marchés financiers et visiblement, on venait de lui apprendre une nouvelle dont il ignorait le sens exact : l’action Coltano était en hausse.

Loïc avait connu une époque où ses collègues et lui vivaient l’œil rivé sur le cours de certaines valeurs — à New York, on ne regardait pas un match de baseball sans une lucarne sur le CAC 40 ou le Dow Jones. Aujourd’hui, on passait son temps sur son portable à suivre l’évolution de telle ou telle action. Lui ne donnait plus dans ce genre d’excès et il n’avait pas surveillé la position de Coltano depuis des jours. L’action avait en effet pris 20 %, résultat sans doute d’achats importants au prix fort.

C’était énorme et cela laissait Loïc sceptique. A priori, Coltano n’intéressait personne — les industries extractives ne sont pas de bonnes affaires : investissements lourds, cours fluctuants, pays instables, corruption galopante… On ne sait jamais ce que gagnent au juste ces firmes perdues dans la brousse et elles-mêmes jouent l’opacité. Il était bien placé pour le savoir : c’était lui qui avait transformé Coltano en boîte noire. Il avait réussi à déjouer les contrôles récents de la SEC (Securities and Exchange Commission) et de l’AMF (Autorité des marchés financiers). L’année précédente, il s’était même débrouillé pour que les investissements absorbent tous les bénéfices apparents.

Stratégie à double détente.

Cela leur permettait de payer moins d’impôts mais surtout de dissimuler les fabuleux profits à venir : les dernières prospections sur le terrain avaient révélé des gisements prometteurs. Ces perspectives devaient rester secrètes, notamment parce qu’il devenait de plus en plus difficile de gagner des fortunes dans les pays pauvres.

Mais la vraie raison de cette stratégie était que son père, Loïc en était certain, préparait une entourloupe. Le Vieux avait été clair : personne ne devait soupçonner l’existence des nouveaux filons, on ne devait plus regarder du côté de Coltano. Pas besoin d’être Machiavel pour deviner qu’il projetait d’exploiter ces ressources en douce, dans le dos des autorités congolaises et de ses associés. Un trafic avec le Rwanda ? Autre chose encore ?

Sans parler d’OPA — l’idée était absurde —, l’achat massif d’actions pouvait signifier que quelqu’un connaissait la nouvelle situation et voulait sa part du gâteau. Cette hausse allait attirer l’attention des généraux, qui se demanderaient pourquoi Coltano prenait tout à coup de la valeur.

Loïc n’avait pas tous les éléments pour juger de l’affaire mais il était certain que la mort de Nseko, directeur historique du groupe et dictateur souriant, jouait aussi un rôle — lequel ? Le Congolais était-il au courant ? Avait-il parlé ? Qui au juste l’avait assassiné ?

Tout en dessinant des têtes de mort sur son bloc, il se remémora la genèse de la compagnie. Quand son père avait arrêté l’Homme-Clou en 1971, le maréchal Mobutu, pour le remercier, lui avait accordé une convention minière pour des terrains riches en manganèse. Morvan, qui n’y connaissait rien, avait créé une joint venture avec des sociétés belges, françaises, luxembourgeoises et congolaises pour exploiter ces terres dont il avait l’usage.

Durant deux décennies, l’extraction s’était faite sans problème et Morvan, tout en exerçant son métier de flic en France, avait gardé un œil sur son pactole. À la fin des années 90, il avait anticipé deux faits. D’une part Mobutu ne serait bientôt plus là pour renouveler la convention et d’autre part il y avait désormais un meilleur produit à extraire du sol congolais : le coltan. Un minerai utilisé dans la fabrication des composants électroniques des téléphones portables ou des consoles de jeux vidéo en plein essor à l’époque. Avant que le vieux Léopard, malade et lâché par les grandes puissances, ne soit poussé vers la sortie, Morvan lui avait arraché une nouvelle signature, validée par les ministres des Mines, des Finances et du Plan — des hommes qu’il arrosait depuis vingt-cinq ans avec le soutien de la France et qui n’allaient pas tarder non plus à sauter. L’autorisation portait sur des zones riches en coltan qui se trouvaient au Katanga, loin de la région du Kivu où tous les autres gisements se situaient — une poudrière qui allait devenir un bourbier sanglant après le génocide du Rwanda voisin.

En 1998, Morvan avait monté Coltano, holding basée à Paris qui englobait des fonds français, luxembourgeois et congolais. Les généraux avaient dû accepter le deal : l’extraction était faite officiellement par une société de droit congolais, le raffinage et la distribution étaient assurés par des compagnies européennes. Mais Morvan, au sein du groupe, se sentait fragile. Quelques années plus tard, pour renforcer sa position, il avait proposé d’introduire Coltano en Bourse. Cette décision avait à la fois permis d’apporter des capitaux neufs et d’asseoir sa présence au sein du comité directeur — on avait vite fait de disparaître d’une société au Congo, et même de disparaître tout court.

L’introduction, supervisée par Loïc, s’était bien passée, mais son père n’avait pas réussi à tirer son épingle du jeu : à l’heure actuelle, il ne possédait que 16 % des parts, Heemecht, la boîte luxembourgeoise, en avait 18 % ; les Congolais s’étaient partagé le gâteau à hauteur de 28 % ; pour le reste, le tour de table avait été large et comprenait des sociétés belges impliquées dans cette activité, l’État français, qui avait apporté sa technologie, et une infinité de petits porteurs, ce qu’on appelait le « flottant ».

Aujourd’hui, Coltano était la seule entreprise d’exploitation de coltan cotée en Bourse. La seule aussi à être équipée de matériel moderne — dans le Kivu, on forçait les fermiers locaux à creuser à la pioche ou à la main, dans un climat de violence et de terreur hallucinant. Cela donnait au groupe un profil intéressant, mais pas de quoi compenser ses points faibles. Loïc relut les analyses qu’il avait rédigées lui-même, en sous-main, pour étouffer toute velléité d’achat. Revenus ronronnants. Filons épuisés. Matériel vieillissant… De vrais tue-l’amour.

Il décrocha son téléphone.

Mark Cesby était analyste chez Blackrock, premier gestionnaire d’actifs au monde, dix mille soldats pour faire fructifier un capital de trois mille cinq cents milliards de dollars. Loïc l’avait connu du temps de Wall Street. L’Anglais était un spécialiste des fonds miniers. Un géant qui portait des favoris comme Joe Cocker et jouait à fond l’excentricité vestimentaire british — des carreaux, toujours des carreaux !

— T’as vu la progression de Coltano ? attaqua Loïc sans fioritures.

Il l’appelait sur son portable personnel, toutes les conversations sur les lignes de Blackrock étant enregistrées.

— Incompréhensible, répondit l’Anglais.