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— C’est tout ce que tu peux me dire ?

— Mec, c’est ta boîte. C’est toi qui devrais m’expliquer.

Cesby, qui venait de Liverpool, avait conservé son accent ouvrier.

— Tu sais bien que c’est plus compliqué que ça, esquiva Loïc. Qui achète ?

L’analyste ricana :

— Mec, je veux pas te vexer mais je vois pas qui pourrait bander pour ton trou dans la forêt… Sans compter son patron qui vient de se faire dessouder. Tout ça nous renvoie au problème des marchés émergents : l’idée est bonne mais tant qu’il y aura les guerres, la corruption, l’instabilité politique…

Loïc connaissait le refrain par cœur.

— T’as rien entendu sur une possible OPA ?

— Pourquoi pas une troisième guerre mondiale ?

— Les actions montent. On achète à la hausse.

— Tu veux un conseil ?

— Te gêne pas.

— S’il y a des types assez tarés pour miser sur tes cailloux, profites-en. Vends au prix fort et tourne-toi vers des activités d’avenir. Coltano dort si profondément que vous pourriez vous faire enculer sans même vous réveiller.

— Merci du conseil, rit Loïc.

Il raccrocha, rassuré sur l’image de la firme : son propre boulot de sape avait fonctionné. Mais le mystère restait entier. Il regarda sa montre — plein après-midi à Wall Street — et composa un autre numéro.

Arnaud Condamine était un trader — donc un acheteur. Il avait survécu à la crise de 2008 et bénéficiait encore de la confiance de plusieurs fonds institutionnels. C’était un gars étrange, à l’air hirsute et juvénile. Un nerd qui donnait l’impression d’avoir été ligoté à sa chaise dans son costume sombre. Il travaillait, mangeait et sans doute dormait devant son terminal Bloomberg.

Condamine fut moins négatif que Cesby — l’idée d’une attaque en règle ne lui semblait pas si absurde :

— Ça vous pend au nez : votre actionnariat est trop disséminé. Pas de leader, pas de ligne de force… En plus, avec la mort de Nseko, le groupe est affaibli.

— Tu sais pas qui achète ?

— Comment je pourrais savoir ça ?

Officiellement, les noms des acheteurs et des vendeurs sur le marché étaient confidentiels. En réalité, les opérations d’envergure étaient des secrets de polichinelle, les courtiers n’hésitant pas, pour booster le commerce, à révéler l’identité de tel ou tel acquéreur « visionnaire ».

— Appelle tes brokers. Vois qui achète, et sur ordre de qui.

— On fait pas ça dans le business.

— Et moi, je ne prends qu’un sniff à Noël.

— Qu’est-ce que j’obtiens en échange ?

Loïc prit un ton mystérieux :

— Tu le regretteras pas.

— Je te rappelle.

Loïc croisa les mains derrière sa nuque et soupesa encore ses deux hypothèses. Une OPA lancée par un groupe concurrent, aux positions fortes dans les minerais. Des petits malins qui étaient au courant des gisements et se livraient à un délit d’initiés.

Invasion ou trahison : il fallait choisir.

Il se décida surtout pour une petite ligne, afin de s’éclaircir les idées.

27

— Vous voulez dîner ?

— Non merci.

— Il doit rester au mess du cabillaud à la basquaise et…

— Ça ira, je vous dis.

23 heures. Erwan regrettait de rembarrer Archambault mais il avait passé son voyage de retour à essayer de survivre. Il ignorait qu’on puisse avoir le mal de mer dans les airs. Les rafales de vent avaient secoué le Dauphin comme une branche de prunier, avec son cœur à lui en guise de fruit mûr. Maintenant, il savourait le contact de la terre ferme, tout simplement. Frigorifié, trempé jusqu’aux os, il n’aspirait qu’à une chose : se réfugier dans sa chambre.

— Dites à Verny de passer me voir dans un quart d’heure.

— À cette heure-ci ? Je…

— Je suis sûr qu’il bosse encore.

— Bien, mon commandant. Je dois être présent ?

Erwan avait renoncé à lutter contre le vocabulaire militaire : il était lentement emporté par le courant.

— Non. Briefing demain matin, 8 h 30, dans le réfectoire. Mais si vous apprenez quoi que ce soit cette nuit, vous m’appelez sur mon portable.

Il salua l’Asperge et s’en alla vers le bloc de gauche, celui des chambres. La nausée lui filait encore des crampes d’estomac. Il monta les escaliers puis gagna sa piaule dans un silence pesant. Ni radio ni télé derrière les portes. Seul le cri des mouettes couvrait parfois la vibration des vitres secouées par le vent. Absolument lugubre.

Kripo était à pied d’œuvre. Deux imprimantes tournaient à plein régime. L’une crachait des listings, l’autre éditait des PV d’audition. Sur un des bureaux, deux moniteurs déroulaient des heures de vidéosurveillance. Kripo, tout en cravachant sur son Mac, conservait un œil sur les écrans. Erwan devina qu’il avait récupéré les archives vidéo de la semaine précédente — au cas où.

— J’ai bouffé au mess, fit-il sans lever les yeux. Y avait du superpoulet.

— C’était du cabillaud.

L’Alsacien hocha la tête comme si c’était ce qu’il venait de dire. Erwan se demanda une fois de plus comment un type aussi distrait pouvait être aussi précis dans le boulot. Son adjoint s’était changé et portait maintenant un gilet de cuir sans manches sur une chemise western, un pantalon de velours vert et des Crocs jaune fluo.

— Tu veux qu’on fasse le point ?

Sans répondre, Erwan attrapa sa trousse de toilette et s’enferma dans la salle de bains. Il plongea directement sous la douche et commença à se réchauffer. La stabilité revenait dans ses membres.

— Ça va mieux ? demanda Kripo quand il réapparut.

— J’ai failli crever pendant le retour. J’avais l’impression d’être dans une barcasse en pleine tempête.

— Et l’amiral ?

— Un embrouilleur. Et toi ?

— La gamme continue. Côté téléphonie, ça donne pas grand-chose. On checke aussi les GPS des véhicules de la base et le trafic maritime dans les environs. Pas l’ombre d’un déplacement suspect.

Sur un des écrans, les EOPAN, soldats de fraîche date, marchaient au pas sur le tarmac, tee-shirt et short blanc : l’entraînement matinal.

— Toujours pas de nouvelles du N’tech ?

— Il galère. Wissa avait pris ses précautions. Son disque dur est verrouillé. Branellec m’a promis un point pour demain matin. Il prévoit aussi de retourner les bécanes des autres élèves, histoire de savoir qui s’est connecté à qui, et comment s’est organisé le fameux week-end d’intégration.

— Ça prendra combien de temps ?

— Au moins trois jours.

Erwan hocha la tête, sans conviction.

— La seule bonne nouvelle, continua Kripo, c’est que le départ pour demain matin à Sirling est confirmé. Les plongeurs sont arrivés avec leur matos. Embarquement à l’aube. Tout le monde en bateau !

Erwan eut un haut-le-cœur à l’idée de prendre la mer — d’instinct, il devinait que ça serait pire encore que l’hélicoptère.

Il décrocha le téléphone fixe et appela Muriel Damasse — elle lui avait laissé trois messages pendant son périple. Malgré l’heure, la substitute répondit au bout de deux sonneries. Elle commença par l’engueuler pour son silence et son manque de coopération, mais Erwan lui cloua le bec avec la révélation de l’assassinat de Wissa. D’un coup, le rapport de force s’inversa : elle le supplia presque de lui donner quelques pistes pour sa conférence de presse du lendemain. Erwan promit de la rappeler avant son départ pour Sirling mais il ne voyait pas ce qu’il pourrait apprendre dans la nuit. Il checka encore sa boîte vocale : deux messages des parents de Wissa. Il n’avait pas la force de les affronter.