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On frappa à la porte : Verny au rapport. Aucune mort violente avec torture dans la région depuis des lustres. Aucun cinglé en cavale ni tueur libéré dans les environs. Pas plus de traces de bateau volé ni de vaisseau fantôme à l’horizon.

Avant de sortir, le gendarme signala qu’il se tenait prêt pour l’expédition du lendemain. Erwan comprit qu’il aurait droit à la bande des trois : Le Guen, Archambault, Verny. Au fond, il commençait à bien les aimer.

— Tu veux que je te fasse une place ? demanda Kripo en désignant le bureau.

— Ça ira, merci.

Il plongea la main parmi les PV déjà rédigés et en feuilleta quelques-uns comme il l’aurait fait au 36. Pas le courage de les lire en détail. Il préféra se rabattre sur des photos glissées dans des enveloppes cristal. De quoi se piquer les yeux avant de dormir.

Kripo avait choisi son lit : la housse de son luth marquait son territoire. Erwan s’allongea sur l’autre. Cheveux encore mouillés, corps tiédi par la douche — il y avait là un réconfort qui remontait à loin, quand il était enfant, après le bain, les soirs où son père était de permanence au 36.

Il ouvrit la première enveloppe : les restes de Wissa épars sur le sable. D’une manière absurde, une réplique célèbre, signée Michel Audiard, dans Les Tontons flingueurs lui traversa l’esprit : — « J’vais lui montrer qui c’est Raoul. Aux quatre coins d’Paris qu’on va l’retrouver, éparpillé par petits bouts, façon puzzle. » Il se passa la main sur le visage pour chasser ces mots irrespectueux et se concentra. La répartition des vestiges paraissait aléatoire — le souffle de l’attaque — et leur aspect n’apportait rien.

Deuxième enveloppe : le trou laissé par le missile. Des surfaces d’herbe brûlée. Des lichens noircis. Du sable devenu verre. Il posa les documents et balança un coup d’œil à Kripo qui travaillait encore — il était parti pour la nuit. Erwan fouilla dans son sac à dos et y attrapa un masque de sommeil.

À cet instant, une illumination lui traversa l’esprit. Il savait pourquoi le visage de di Greco lui était familier.

L’amiral ressemblait à Sergueï Rachmaninov, célèbre pianiste et compositeur russe. Durant son adolescence, Erwan avait eu sa période classique. Il passait alors ses soirées à écouter des concertos et des symphonies en lisant des biographies de compositeurs. Rachmaninov faisait partie de son panthéon. Il se releva et attrapa son ordinateur portable. Kripo lui donna le code pour accéder au réseau Wi-Fi de la base et en quelques secondes, allongé sur son paddock, Erwan afficha des portraits du musicien.

Il avait vu juste : même visage en longueur, mêmes yeux tombants, mêmes cernes noirs. Il sélectionna des photos en pied. Nouveau point gagnant : avec leur silhouette interminable, les deux hommes semblaient être passés dans le même miroir déformant.

Sur une impulsion, Erwan lut rapidement la notice que Wikipédia lui consacrait. Le pianiste avait partagé sa vie entre concerts et composition, Russie et États-Unis. Erwan avait toujours été fasciné par ce génie post-romantique qui avait la réputation de privilégier, quand il composait, les touches noires du clavier, donnant une sonorité orientale à ses lignes mélodiques.

Il découvrit bientôt un détail qu’il ignorait : ses singularités physiques — avec ses mains géantes, Rachmaninov était capable de jouer des intervalles de treize notes — étaient probablement liées à une maladie génétique, le syndrome de Marfan. D’un simple clic, Erwan accéda à un article sur cette affection rare touchant en priorité les yeux, les os et le système cardiovasculaire. Extérieurement, la maladie se caractérise par une croissance exagérée des membres, une déformation du squelette et un allongement démesuré du visage.

Suivait la liste des célébrités « sans doute atteintes » du même syndrome. Niccolo Paganini, Abraham Lincoln, Joey Ramone des Ramones, Bradford Cox, chanteur du groupe Deerhunter, Javier Botet, acteur espagnol de films d’horreur… et même Oussama Ben Laden. Tous avaient un air de famille : mêmes traits distendus, mêmes yeux mélancoliques, même taille immense. Un clan qui aurait partagé un atavisme à travers les siècles — des analyses génétiques démontraient même que la dynastie de Toutankhamon en souffrait déjà. Les bandelettes retirées, on obtenait les mêmes personnages filiformes.

Erwan songea à di Greco. Le syndrome de Marfan ne cadrait pas avec sa carrière militaire. En même temps, il se souvenait de l’impression que l’amiral lui avait laissée : un être usé, rongé, affaibli.

Nouvelle recherche, cette fois sur l’amiral. Rien, ou presque. Quelques cérémonies officielles, remises de médailles, et basta. Pas d’article Wikipédia. Pas de fiche dans le Who’s Who. Aucune notice militaire. Di Greco était un parfait inconnu. À moins que tout ce qui le concernait ne soit classé secret défense et qu’une obstruction interdise toute diffusion de renseignements sur le Net.

Erwan s’arrêta là. Ses paupières se fermaient d’elles-mêmes. Il se glissa dans son lit comme on se réfugie à l’abri et se dit qu’il avait oublié son appareil dentaire. Encore une nuit à grincer des dents.

Les secousses du Dauphin revenaient l’assaillir. Il avait l’impression de tanguer sur son matelas. Alors qu’il sombrait dans le sommeil et que ses pensées perdaient toute cohérence, il vit soudain l’amiral apparaître au fond de son cerveau.

Il était à bord de son château flottant mais ses bras interminables étaient déjà dans les couloirs de la K76. Lorsque ses doigts ne furent plus qu’à quelques centimètres du visage d’Erwan, ses os poussèrent brusquement et crevèrent sa chair pour l’atteindre.

28

Il y avait la rose pour l’été. La blanche pour l’hiver.

La ligne de coke s’étirait sur la table basse et se reflétait dans la baie majestueuse du salon, dans l’axe exact de la tour Eiffel. Loïc habitait désormais avenue du Président-Wilson, à quelques pas de son ancien appartement place d’Iéna, où Sofia et les enfants vivaient toujours.

Il s’était fait faire une paille en aluminium poli au bord arrondi pour ne pas se blesser le nez — elle ne le quittait jamais. Il inhala la poudre et ne ressentit rien. Il se dit que c’était la faute de la came, trop coupée. Ou alors le contraire : c’était lui le produit frelaté, le mec à ce point émoussé qu’il était immunisé contre toute sensation.

Il se leva et attaqua l’étape numéro deux : coup d’œil aux écrans et terminaux de son bureau. Coltano avait encore monté. Merde. Quelque part dans le monde, on achetait et on vendait ces putains d’actions. Qui ? Il songea à son père qui allait l’engueuler, comme si c’était sa faute, lui-même craignant les généraux congolais. Pourquoi fallait-il qu’il soit lié à ce bordel ?

Loïc passa au site Reuters, où une alerte était signalée à propos de Coltano, justement. Quelques lignes pour confirmer la nomination du général Trésor Mumbanza à la tête de la compagnie au Katanga. Originaire de la région, de l’ethnie des Luba, Mumbanza avait sans doute un passé chargé mais son portrait était ici édulcoré. Carrière, expérience, titres, tout sonnait faux. En réalité un général sanguinaire de plus, doublé d’un escroc, à la botte de Morvan avec la bénédiction de Kabila. Le Vieux disait qu’il choisissait ses directeurs comme de Gaulle ses présidents en Afrique : « Des hommes de confiance, qui sachent au moins lire et écrire. »

Loïc gagna sa cuisine ouverte pour l’étape trois : un café guatémaltèque qu’il recevait directement d’Antigua. Pour sa préparation, il utilisait des ustensiles dignes d’un chirurgien, avec en guise de salle d’opération une cuisine aménagée, marbre et inox, signée Boffi. Nouvelle déception. Le nectar n’avait pas la moindre saveur. Loïc avait l’impression d’être anesthésié. Un reflux acide lui offrit aussitôt un démenti. Il songea à un ulcère. Par association, il pensa à Sofia. Toute la nuit, il s’était retourné dans son lit, non pas à cause de Coltano mais à cause de l’Italienne.