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L’existence humaine est une alchimie inversée : on ne transforme pas le plomb en or, on change, avec obstination, l’or en plomb. Comment son histoire d’amour avec Sofia avait-elle pu devenir un tel torrent de haine ?

Nouvelle brûlure. Il releva son tee-shirt et se massa l’abdomen, au niveau du plexus solaire. Penser à faire des examens. Radio. Coloscopie. N’importe quoi pour trouver le mal et son remède. Il rêvait déjà d’emplâtres qui régénéreraient sa flore intestinale. De la poudre, encore…

Une deuxième tasse en main, il s’assit sur son canapé — un machin de mousse et de cuir créé par un designer italien. Le soleil et son escorte de nuages se levaient comme une grande armée au loin, boucliers d’or et lances de feu, entre les sculptures du palais de Tokyo. Il se souvint des péplums qu’il regardait quand il était môme, des films des années 60 que collectionnait son père. À l’époque, il se rêvait en héros courageux…

Pas question de divorcer. Non pas parce qu’il aimait encore Sofia — il la détestait de toutes ses forces —, mais parce qu’une séparation officielle l’éloignerait de ses enfants. Sofia n’aurait aucun mal à prouver ses problèmes d’addiction devant un juge et il ne pourrait plus voir Milla et Lorenzo qu’une fois par semaine. Peut-être même refuserait-on qu’ils restent dormir chez lui le week-end…

Troisième café. Lui qui depuis près de dix ans vivait dans un monde de fric où le sentiment de puissance était roi, il était à la merci de cette salope. Cela lui paraissait odieusement injuste. À contre-courant de sa carrière fulgurante.

Il était entré dans le business au milieu des années 2000.

Parrainé par son mentor, James Thurnee, propriétaire d’un important hedge fund, il avait commencé en tant qu’analyste. Il s’était d’abord enfermé plusieurs mois pour lire tout ce qui lui tombait sous la main dans ce domaine. Il avait rédigé ses premières analyses avec prudence puis y avait glissé des conseils qui s’étaient avérés pertinents. Le milieu l’avait repéré. On avait suivi ses intuitions. On avait gagné de l’argent grâce à lui.

Bientôt, sa parole avait eu valeur d’oracle.

Au bout de deux années, il en avait eu marre de prodiguer ses conseils sans en tirer profit. Thurnee lui avait confié un « book » de 200 millions de dollars à gérer. D’un coup, Loïc avait les mains dans le moteur. Il voyait comment l’argent, chaque jour, fructifie, s’emballe, déprime. Il avait commencé à brasser des fortunes et raflé au passage ses 20 % de bonus. Personnel merci…

Il voulait plus : monter son hedge fund. Thurnee lui avait accordé une nouvelle niche au sein de sa propre boîte et l’avait recommandé à ses plus anciens clients. Les dinosaures, magnanimes, lui avaient donné quelques milliards pour qu’il se fasse les crocs.

Il se les fit.

Il avait opté pour des placements inattendus, s’intéressant aux actions sous-évaluées, aux entreprises passées de mode. Il avait fouillé les fonds de tiroirs et y avait trouvé des pépites. Il marchait à contre-courant, n’écoutant pas les rumeurs, ignorant les modes, jouant toujours à l’outsider.

Amusé, Thurnee l’observait : il savait que Loïc avait un secret. Le gamin revenait de contrées infernales qui lui avaient durci le cuir. Il avait connu l’alcoolisme, l’héroïne, la mort dans des sombres régions de l’Inde. Les marchés, quelles que soient les sommes vertigineuses en jeu, ne pouvaient plus l’impressionner. Surtout, comme Thurnee lui-même, il était bouddhiste (c’était l’Anglais qui l’avait initié). Dans un univers où la seule règle est l’avidité, il était désintéressé, détaché de toute passion et de tout matérialisme. Cette distance lui permettait souvent de percevoir des lignes de force que personne ne décelait…

Loïc regarda sa montre : bientôt 8 heures. Le soleil envahissait déjà son salon. Il avait gâché deux heures à rêvasser. Il se leva d’un bond, s’accorda une nouvelle ligne et fila dans la salle de bains. Douche fraîche. Rasage express. Costume. Il ouvrait sa porte, allumant déjà son téléphone portable, quand il tomba en arrêt devant un colis posé sur son paillasson.

Un carton couleur kraft, fermé avec du mauvais adhésif.

Il s’en empara avec prudence — à vue de nez, près d’un kilo — et rentra dans son appartement. La présence même de cette boîte était étrange : l’immeuble était une forteresse domotisée et la concierge lui gardait son courrier jusqu’au soir. Des hypothèses sinistres se bousculaient déjà dans sa tête. Une bombe. Un doigt sectionné. Une lettre empoisonnée à l’anthrax.

Une odeur organique émanait du colis, quelque chose d’animal. Il se dit qu’il valait mieux ne plus y toucher et appeler son père mais la curiosité fut la plus forte. Dans la cuisine, il attrapa un couteau à sushis, coupa l’adhésif avec précaution, ouvrit le carton.

Il fit un bond en arrière en réprimant un cri : enveloppée dans du papier journal, une langue énorme, hérissée de tessons de verre. Du sang baignait le fond de la boîte. Avec la pointe du couteau, Loïc souleva l’organe — un simple abat de boucherie — et découvrit, cachée dessous, une feuille pliée en quatre dans une poche en plastique. Sans prendre la peine d’enfiler des gants, il la saisit et l’ouvrit. Le message était écrit en lettres capitales avec une encre brunâtre — peut-être du sang.

ARETE TES MAGOUILLE AU KONGO,
SINON ON TE LA COUPE.

Il s’effondra sur un des tabourets de sa cuisine américaine, relut plusieurs fois le message et sentit une terrible pression sur sa poitrine. La frousse contaminait la moindre parcelle de son corps, bouleversant son métabolisme, altérant sa perception du monde extérieur. Souffle court, cœur à cent vingt beats, suées brûlantes. L’odeur du sang lui montait à la tête au point de lui donner le vertige.

Maintenant qu’il avait fait à peu près tout le contraire de ce qu’il fallait faire, il ne lui restait plus qu’un seul numéro à composer.

29

Mer noire. Herbe bleue. Rochers verts. Un tableau inouï se dessinait dans la brume matinale. Du primitivisme féerique. L’abordage de Sirling était comme une traversée du miroir.

Ils accostèrent l’île par l’ouest, derrière un éperon de granit noir — le seul abri où mouiller selon Archambault. Erwan se dit qu’il fallait envoyer une équipe ici : Wissa et son tueur avaient forcément mouillé dans cette crique et peut-être laissé des traces. Il emboîta le pas à ses coéquipiers : Archambault, Verny, Le Guen — Kripo avait pris son avion pour Paris. Après avoir remonté la plage, ils grimpèrent sur un tertre offrant un point de vue à cent quatre-vingts degrés.

Plusieurs collines de faible envergure évoquaient les plis d’un tapis gris et roux. Sur la première, des blocs de granit se dressaient comme les arêtes dorsales d’un squelette monstrueux, entièrement recouvertes de fourrure verte.

Andiamo. Erwan était heureux. Après avoir dormi comme une pierre, il avait englouti son petit déjeuner au mess, parmi les soldats silencieux, puis pris la mer à la manière des pêcheurs dans un roman d’Henri Queffélec. Il avait moins souffert de la nausée qu’il n’aurait cru et maintenant, ragaillardi, il marchait dans le froid, savourant la chaleur de ses vêtements.