Выбрать главу

Il n’y avait pourtant pas de quoi pavoiser. Rien de neuf n’était survenu dans la nuit. Il avait renoncé à appeler la substitute : qu’ils se démerdent entre gendarmes et magistrats, et qu’ils tirent à la courte paille celui ou celle qui préviendrait les Sawiris. Il ne comptait pas non plus sur une découverte capitale à Sirling.

Ils passèrent la deuxième colline. Des joncs et des roseaux bordaient des flaques noires aux reflets d’anxiété mauve, dans un paysage de toundra monochrome et sinistre.

Troisième colline : changement de décor. Des couleurs y pétaradaient comme des feux d’artifice. Bosquets roses, blancs, jaunes, jouant à saute-mouton au gré des reliefs. Surtout, un champ de bruyère déployant une sorte de crumble de roses et de violets paraissait receler une énergie mystérieuse.

— Qu’est-ce que vous foutez ? s’impatienta Le Guen. C’est par là que ça se passe.

Erwan se remit en marche. Ils dépassèrent un nouveau sommet et découvrirent le théâtre des opérations : des centaines de mètres carrés sécurisés, une trentaine de gars au travail sur fond de flaques saumâtres et de sable gris. Les techniciens s’agitaient dans leur tenue blanche autour d’un trou d’environ cinq mètres de diamètre. Les plongeurs étaient en train de l’assécher, manipulant de lourds tuyaux striés.

« Vous gaspillez l’argent du contribuable. » C’était le dernier mot que lui avait adressé le colonel Vincq sur le seuil de l’école.

Un des TIC passa sous le rubalise pour venir à leur rencontre. Il portait une chapka qui lui donnait l’air d’un cosaque. Thierry Neveux, l’analyste criminel.

— Bon voyage ? demanda-t-il sur un ton ironique. Venez. L’épicentre de l’explosion est là-bas.

— On met pas de surchaussures ?

— Laissez tomber. En quarante-huit heures, l’île a connu des pics à plus de dix millimètres de précipitations. Aucune chance qu’il subsiste des empreintes dans ce bourbier. Encore moins de fibres ou de fragments organiques…

Vous gaspillez l’argent du contribuable.

Ils atteignirent la cavité où les plongeurs descendaient en rappel. D’autres gars se passaient des coffres étanches de polypropylène noir.

— Ils ont apporté des radars et des sondes. L’explosion a retourné la terre et a peut-être enterré des objets. Mais encore une fois, faut pas espérer des miracles.

— Qu’est-ce que vous pouvez me dire sur le missile qui a fait ça ?

— Pas grand-chose et on m’a dit que c’était secret dé…

— Je vous pose une question, vous me répondez.

Neveux sourit sous sa chapka — les longues oreilles d’astrakan lui cinglaient le visage. Maintenant, il ressemblait à Dingo.

— La bombe a été déclenchée par une réaction chimique. Oxydoréduction ou décomposition. Un vrai flash incandescent. Tout a été pulvérisé et brûlé. Mais pour dire exactement ce que…

Erwan lui prit des mains le morceau de métal noirci qu’il venait de ramasser :

— Selon vous, la bombe contenait des fragments métalliques ?

— Comme les DIME, vous voulez dire ? Je pense pas, non. Il n’y en a pas aux alentours. Et d’ailleurs, je doute que notre armée expérimente de telles munitions. Elles sont interdites par la convention de Genève.

Erwan se souvenait de la chair déchirée, des morceaux de fer sous la peau. Il avait imaginé des shrapnels. Quoi d’autre ?

— Le légiste va extraire les résidus métalliques incrustés dans le corps, reprit-il. Vous pourrez les identifier ? Reconnaître s’il s’agit de débris d’armes blanches, d’instruments de torture ?

Neveux haussa les sourcils : on ne lui avait pas donné cette version des faits. À force de jouer au cachottier, Erwan était en train de ralentir l’enquête.

— Vous pensez que le gars a été tué avant l’explosion ? demanda l’analyste.

Erwan n’eut pas le temps de répondre. Un Rafale traversa les airs. En un mouvement réflexe, techniciens et plongeurs rentrèrent la tête dans les épaules. Ce n’était pas un bruit — pas à échelle humaine en tout cas —, plutôt une sorte de lacération du ciel. Un arrachement de la matière la plus dure qu’on puisse imaginer : le magma originel. Comme si on déchirait une montagne aussi facilement qu’une feuille de papier.

L’avion de chasse avait déjà disparu. Erwan observa les autres : ils étaient stupéfaits, en position d’arrêt. Un râle lointain planait encore, semblant se dilater dans l’univers lui-même. Puis le bruit se condensa en une nouvelle attaque. Un sifflement se précisa — une mèche gigantesque qui allait crever l’éther — et s’amplifia pour redevenir un rugissement.

Cette fois, Erwan ne baissa pas les yeux. Il vit le triangle noir qui coupait les nuages. Les traînées blanches sur ses ailes évoquaient des flammes de gel. Les bouches hurlantes de ses réacteurs crachaient un feu d’une telle concentration qu’on pensait à un quartier de soleil. Une pulpe si brûlante qu’on se grillait les yeux rien qu’en la regardant.

Soudain, lui qui depuis son arrivée méprisait pilotes et uniformes fut pris d’une admiration sans bornes pour ces hommes capables de maîtriser de tels engins et d’asservir les puissances du cosmos. De vrais démiurges.

Le fracas s’estompa et le vent nettoya l’atmosphère. Les manœuvres des Rafale continuaient donc. Pas de deuil du côté du Charles-de-Gaulle. Le flic revit la longue silhouette de l’amiral di Greco — il avait oublié de se renseigner sur ses fonctions exactes à bord du porte-avions.

Ils s’approchèrent du puits. Au fond, les hommes en combinaison de néoprène ressemblaient à de gros phoques huileux. L’un d’eux était en train de remonter par le câble.

Il se présenta : le chef des techniciens en investigation subaquatique.

— On a déjà trouvé ça, annonça-t-il simplement. Ça vous dit quelque chose ?

L’objet était enveloppé dans un sac à scellés. Parmi les plis transparents, Erwan distingua un anneau. Il attrapa le sac et l’exposa à la lumière irisée du large. C’était une chevalière de métal brut, plomb ou argent usé. Sur le dessus, des armoiries celtes étaient gravées.

— Qu’est-ce que ça vaut ? demanda le plongeur.

Erwan tendit l’objet à Neveux sans répondre. Sa poitrine était devenue une chambre à vide. Il avait reconnu la bague, sans le moindre doute possible.

La chevalière de son père.

30

Quand Morvan avait lu la lettre de menace adressée à Loïc, il avait tout de suite pensé aux Combattants, des Congolais exilés qui continuaient la lutte contre le régime de Kabila en France. Ils sabotaient les concerts parisiens des musiciens qui avaient adoubé le gouvernement de Kinshasa, cassaient la gueule aux notables congolais qui passaient à Paname, inondaient le Web de messages vindicatifs et organisaient dans le quartier de la gare du Nord ou place des Invalides des manifestations dont personne n’avait rien à foutre.

Pourquoi s’en prenaient-ils aujourd’hui à Loïc ? L’assimilaient-ils aux complices de Kabila ? Absurde. Son fils n’était qu’un des gestionnaires de Coltano : il ne possédait, pour l’instant, aucune part dans la compagnie et n’avait jamais mis les pieds au Congo.

Surveillaient-ils le cours de l’action ? Avaient-ils noté sa hausse ? Que pouvaient-ils en déduire ? Que la clique de Kabila était en train de magouiller avec les Blancs et les Tutsis, spoliant plus encore leur terre ? Morvan avait du mal à imaginer les lascars observant l’évolution du marché. La plupart vivaient dans des squats pourris du 18e arrondissement et n’auraient pas pu miser dix euros en Bourse.

Un autre fait ne collait pas : le message lui-même, plein de fautes d’orthographe. Pas le genre des Combattants, dont la plupart étaient des intellectuels issus de la Sorbonne.