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On va voir ça.

Après la visite de Loïc, il avait pris une douche, s’était habillé et s’était jeté dans les escaliers sans croiser sa femme. Il avait emporté un 9 mm et avait failli prendre un deuxième chargeur mais il s’était ravisé. Il allait à Château-d’Eau, pas à OK Corral.

À présent, il patientait à Radio Katanga, boulevard de Strasbourg. Odeurs de tabac froid, hall crasseux, murs lézardés. De temps à autre, des Noirs passaient. Des colosses aux yeux injectés de sang. Des gazelles gansées de cuir qui se tapaient un kebab en guise de petit déjeuner — en fait leur souper. Pas un seul ne lui adressait la parole. Ni même un regard. Pourtant, un Blanc sexagénaire de plus de cent kilos en costard-cravate avait de quoi surprendre dans cette station de radio cent pour cent africaine.

Morvan essayait de se tenir tranquille, ne cessant de revoir l’image mi-comique, mi-tragique de son fils avec sa boîte ensanglantée sous le bras. « Je vais demander à ta mère de nous la cuisiner pour dimanche ! »

Loïc n’avait pas esquissé un sourire. Morvan avait coutume de dire à son sujet : « L’audace n’est pas son fort ni le courage sa spécialité. »

Du côté de Coltano, il avait vérifié, Deplezains disait vrai et Loïc n’avait aucune explication. Lui en avait une mais il préférait ne pas l’envisager. La veille au soir, il avait appelé Bizot, le président du groupe à Paris — un énarque mollasson qu’il avait placé dans le fauteuil directorial. À l’évocation de cette montée du cours, l’autre s’était rengorgé : « La rançon du succès ! » Quel con. Il avait aussi proposé d’envoyer des détectives privés sur le terrain pour enquêter sur le meurtre de Nseko. Encore une connerie. Morvan avait aussitôt calmé ses ardeurs. À tort ou à raison, il était persuadé que la mort du Noir ne jouait aucun rôle dans cette soudaine montée en flèche de l’action.

Il avait ensuite appelé les patrons des unités d’exploitation, à Lubumbashi. Des petits Blancs usés jusqu’à l’os par le pays. Aucun n’avait pu lui donner une raison valable : l’exploitation des mines continuait sur le même rythme, sans perspective nouvelle. Il avait aussi tenté de contacter, au cas où, les lieutenants de Nseko, mais ils s’étaient enfuis, terrifiés par la mort de leur patron et redoutant les nouvelles mesures de Mumbanza — là-bas, on pouvait vous remercier de toutes sortes de façons…

Enfin, plus tard dans la nuit, Morvan avait tenté en vain de joindre son équipe dans la brousse du Nord. Aucune nouvelle depuis qu’il leur avait parlé de Lubumbashi. Mauvais signe ? Il se prit à imaginer un lien entre ce mystère et la menace reçue par Loïc. Non, il délirait. Personne à Paris ne pouvait savoir ce qui se passait autour d’Ankoro, en zone de conflit. Pas même les gars sur place…

Une voix l’interrompit dans ses pensées. Un grand Noir se penchait sur lui pour lui dire qu’on avait prévenu Thomas Luzeko, dit Grande Chaleur, leader des Bana Congo — l’autre nom des Combattants. Il tenait ici une chronique qui s’achevait à neuf heures du matin — il allait bientôt sortir du studio.

Morvan connaissait le Congolais de longue date : un Luba exalté qui avait fait ses études à Bruxelles et à Paris avant de retourner foutre le bordel dans son pays. Désormais interdit de séjour à Kinshasa, il fomentait ses complots dans le 10e arrondissement. Un intellectuel qui citait Hobbes et Marx et prônait la violence comme seul recours possible.

Deux cerbères apparurent et lui firent signe de se lever. Ils le fouillèrent et lui confisquèrent son calibre. Gestes lents, brume de joints, grande fatigue : l’équipe de nuit n’allait pas tarder à aller se coucher. Morvan les suivit à travers un dédale de cabines aux vitres sales puis pénétra dans une remise où s’accumulaient CD, matériel hi-fi et ordinateurs obsolètes, le tout recouvert d’une épaisse couche de poussière. Au fond, Grande Chaleur l’attendait, un joint à la main, droit comme un I dans son fauteuil.

Le Black portait en permanence une minerve qui lui enserrait les épaules dans une sorte de grillage. Il prétendait avoir été torturé par la police de Kabila : les coups reçus lui auraient démis une ou plusieurs vertèbres — ça dépendait des jours.

Morvan s’approcha, attrapa une chaise et s’assit en face de son hôte. La salle semblait avoir subi une fumigation au cannabis.

— Qu’est-ce qui me vaut l’honneur de cette auguste visite ?

Luzeko avait une voix sombre et polie comme du cuir Hermès. On sentait derrière chaque mot une formation hors norme — sur ses vieux jours, Mobutu partageait sa vie avec des sœurs jumelles. Luzeko était le neveu de l’une d’elles. Des mauvaises langues disaient même son fils illégitime. Le gamin avait grandi dans les palais du Léopard et avait reçu l’éducation la plus brillante qu’on puisse imaginer.

Morvan sortit le message de sa poche :

— Lis.

Grande Chaleur déplia la page avec des gestes d’automate. Il adorait jouer à l’infirme. Durant quelques secondes, il se concentra sur la feuille :

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Que tes gars devraient apprendre l’orthographe.

Posément, l’autre replia le message et le rendit à Morvan :

— C’est pas nous, et tu le sais.

— Mon fils a reçu cette saloperie ce matin, agrémentée d’une langue de bœuf farcie de tessons de bouteille. Complètement grotesque. Les fameux Combattants ont décidé de s’attaquer aux financiers du système ?

— Tu te fais trop d’honneur. Ça a toujours été ton défaut : tu te prends pour le nombril du Congo-Kinshasa. Mais pardon de te le rappeler, tu n’es qu’un intrus, un sale Blanc pilleur de notre terre. Un…

Morvan se leva en un seul mouvement et se pencha sur l’homme corseté :

— Vous avez décidé de faire chier le régime de Kabila par tous les moyens possibles à Paris. Vous faites ce que vous voulez, chacun sa merde. Mais si vous touchez un seul cheveu de mon fils, je vous arracherai de vos squats comme des dents pourries et on en parlera plus !

Grande Chaleur restait impassible. Lentement, il porta le joint à sa bouche et aspira une longue bouffée.

— Je te répète qu’on y est pour rien, dit-il en lui soufflant la fumée au visage. Notre combat est politique et…

— Ta gueule. Que dis-tu du mot « Kongo » écrit avec un « k » ?

— On a pas le monopole de cette orthographe. Tous les Africains du Centre se réclament du vieil empire. Tu es venu me poser une question, je t’ai répondu. Salut, Morvan. Je peux rien pour toi et tu peux rien contre nous.

— Tiens donc ! Si vous bougez une oreille, je vous fous tous dans un charter à la santé de Valls. Qu’est-ce que tu crois ? Que tu vas baiser la France en levrette et t’essuyer la queue au rideau ?

— Je reconnais là ta classe, Morvan.

Le vieux flic l’empoigna par la minerve :

— Toujours à croire que ta merde ne pue pas ! On verra ce que tu diras à Fleury, quand tu te feras enfiler par des pédés huilés !

Un vague sourire flottait sur les lèvres de Luzeko. Le cannabis et aussi une décontraction lunaire le tenaient à distance de toute émotion. Lentement, il attrapa le bras de Morvan et se libéra de son emprise. Le flic ne résista pas. Il lui aurait bien écrasé son nez de babouin mais le Noir devait être armé.

Il se recula dans le brouillard de drogue et attendit.

Toujours raide, l’autre plongea la main sous sa veste. Morvan se crispa. Luzeko en sortit seulement un téléphone portable et commença à pianoter.

— Tu crois que c’est le moment de consulter tes messages ?