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— Oui… bien sûr… (Il avait complètement oublié.) Mais pas à l’école.

— Où ?

— Sur le Narval.

— L’épave ?

Erwan avait dit ça sans réfléchir. Faire d’une pierre deux coups : interroger le toubib et visiter un site important — le théâtre du no limit. Il ne croyait plus à une épreuve qui aurait mal tourné mais le vaisseau abandonné demeurait un lieu possible pour le sacrifice d’un homme.

— Dans un quart d’heure.

L’Asperge attrapa son portable et lança un regard dans son rétro. Ils étaient suivis par la voiture de Le Guen et Verny ainsi que par les véhicules des techniciens scientifiques et des plongeurs.

— Qu’est-ce que je dis aux autres ?

— Le boulot continue.

32

Le Narval était planté dans le sable comme un poignard rouillé. Seule une partie du pont supérieur émergeait selon un angle de vingt ou trente degrés.

S’avançant sur la plage, Erwan évaluait la bête. Construit dans les années 60, le vaisseau devait mesurer une centaine de mètres de long. À son époque, cet « aviso escorteur », comme l’avait précisé Archambault, avait dû être un fleuron de la lutte anti-sous-marine. Aujourd’hui, ce n’était plus qu’une vieille carcasse désossée. Plus un seul canon, pas le moindre équipement ne saillait de cette épave qui ressemblait à un gigantesque épi de maïs aux couleurs de l’automne. Le plus étonnant était qu’on l’ait laissé là, comme la première pierre d’un cimetière marin.

Archambault l’avait prévenu : la marée allait bientôt remonter, dans une heure et demie l’épave serait totalement immergée.

En cherchant une voie d’accès, Erwan remarqua une série d’empreintes de pas. Jouant au Petit Poucet, il les suivit jusqu’à une trouée dans la coque : la cavité était remplie de sable à mi-gueule. Il plongea dans le ventre de fer, allumant la torche qu’Archambault lui avait passée. Tout de suite, il se retrouva cerné par une plomberie ruisselante et rongée de sel.

— Almeida ?

Il avança en pataugeant, précédé par le rayon de sa lampe. L’eau stagnait au fond de la cale et continuait d’osciller, comme si elle se souvenait du roulis de la marée précédente.

Erwan ne cessait d’éclairer ses pieds immergés — l’inclinaison du navire rendait le moindre pas difficile. Autour de lui, les structures semblaient frappées par une maladie atroce. Les murs, les tuyaux, les volants, tout portait des marques de lèpre, des ulcères livides, des brûlures rouges…

— Almeida ?

Les empreintes étaient peut-être celles d’un autre visiteur, passé plus tôt dans la matinée. Il s’aventura dans la salle suivante. On entendait les petits rires des filets de flotte, les grondements des trouées plus larges, les goutte-à-goutte dans les flaques…

Une échelle. De quoi accéder aux cabines ou au poste de pilotage. Coinçant sa lampe entre ses dents, Erwan empoigna les barreaux et parvint au niveau supérieur. Il se hissa à travers l’orifice circulaire en songeant à tous ces films de sous-marin où les gars passent leur temps à se glisser dans des écoutilles et à fermer des portes à volant.

Un couloir. Toujours gîtant à gauche, mais au sec. Il avança en se retenant à la rampe du mur supérieur.

— Almeida ?

Sa voix se perdait parmi les clapotis. Braquant son faisceau dans l’obscurité, il n’apercevait que des portes scellées. Enfin, au-dessus de lui, il trouva une embrasure — il ne restait plus que les gonds. Une nouvelle fois, il réussit à grimper.

L’espace avait dû être une salle de tir ou une chambre des torpilles. Des longs coffrages, des râteliers géants. Des lucarnes laissaient passer des rais de lumière grise striés de pluie étincelante. La salle offrait un clair-obscur fascinant, mouvant comme le fond d’un aquarium.

— Je suis là.

Erwan plissa les yeux et discerna une ombre assise derrière des fûts rouillés. Il s’avança de guingois, s’appuyant et s’accrochant à la fois pour ne pas tomber.

Installé sur un volant de métal, le médecin, avec ses moustaches tombantes, ressemblait à un musicien des seventies : Nick Mason, le batteur des Pink Floyd. Il devait avoir la cinquantaine, portait les cheveux longs et affichait un air de Viking vaincu.

— Pourquoi m’avoir donné rendez-vous ici ?

Le ton était agressif mais au moins, tout préambule était évité. Erwan trouva un tuyau sur lequel s’asseoir.

— Je pense que ce lieu a joué un rôle dans le meurtre de Wissa Sawiris.

— C’est un meurtre ?

— Vous n’êtes pas au courant ?

Le médecin baissa la tête en signe d’assentiment et s’ébouriffa les cheveux.

— Gagnons du temps et dites-moi ce que vous savez, reprit le flic.

— Je sais rien.

Pas de meilleure entrée en matière pour un interrogatoire décisif.

— Vous étiez bien le médecin de garde pour la K76 ce week-end ?

— Exact.

— Vous a-t-on contacté entre la fin d’après-midi du vendredi et l’aube du samedi ?

— Non.

— Et le samedi matin, après la disparition de Wissa ?

— Non plus. Ils ont découvert les restes à Sirling et les ont directement expédiés à la Cavale blanche.

— C’était la première fois que vous étiez de garde pour un bizutage ?

— Non. J’occupe ce poste depuis une dizaine d’années. Restrictions budgétaires. Surtout, ça permet aux uniformes de conserver les mains propres.

— C’est-à-dire ?

— Certains rapports pourraient être embarrassants à rédiger ou à archiver. (Almeida poussa ses cheveux en arrière, dégageant une boucle à l’oreille gauche.) Arrêtez de tourner autour du pot. Qu’est-ce que vous voulez savoir ?

— Le no limit, ça vous dit quelque chose ?

— Oui.

— Vous est-il déjà arrivé de soigner des blessures survenues dans le cadre de cette épreuve ?

— Oui.

— Quel genre ?

— Scarifications. Entailles. Brûlures.

Erwan avait de la chance : Almeida n’était pas un adepte de la langue de bois.

— Sur le certificat médical, vous écrivez quoi ?

— Je fais preuve d’imagination.

— Pourquoi ne pas balancer les faits ?

— La vérité ne servirait à rien. Les EOPAN nieraient en bloc et je me retrouverais seul comme témoin à charge.

— Durant l’année, il vous arrive de soigner encore les étudiants ?

— Bien sûr. Le no limit se poursuit toute l’année. Les épreuves, c’est-à-dire les blessures, font partie de la formation de la K76. Elles durent pendant les deux années du programme. Au même titre que le sport ou les crapahutages dans la lande.

— Et c’est vous que les soldats consultent ?

— Ils ont pas le choix. Les hostos demanderaient des explications, les toubibs rédigeraient des rapports. D’ailleurs, la plupart du temps, les troufions cicatrisent tout seuls.

— Comment vous expliquez qu’aucun d’entre eux ne se rebelle ?

— Ils sont envoûtés.

— Par qui ?

— En Afrique, on dit : « Le poisson pourrit par la tête. » C’est di Greco qui les conditionne. Ici, on l’appelle Grand Corps Malade.

— Parce qu’il est fou ?

— Non, parce qu’il souffre d’une maladie génétique qui déforme les os.

— Le syndrome de Marfan ?

Nick Mason hocha la tête, comme s’il marquait le rythme d’un nouveau morceau :

— Vous êtes quand même pas mal renseigné.

— Di Greco est toujours en état de commander ?

— Ça fait deux ans qu’il est au rancart. Plus aucune charge, aucune responsabilité. Il est à moitié aveugle et a du mal à se déplacer. En 2010, sa maladie s’est brutalement aggravée. Il est bon pour la casse.