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Ce silence avait réussi à lui faire cracher le morceau. Sofia avait raison. Il n’était qu’un ex-alcoolique, ex-addict à l’héro, dépendant de la coke. Un homme fuyant, instable. Ses enfants ne pouvaient pas compter sur lui, c’est lui qui comptait sur eux. Il avait pleuré, tempêté, retrouvé son calme. Comme toujours en sortant du cabinet de Lavigne, il se sentait mieux. Il n’avait rien résolu mais tout exprimé à voix haute. Déjà pas si mal.

Il en était là de ses réflexions quand il remarqua deux hommes en contrebas des jardins. Ils ne ressemblaient ni à des patients ni à des infirmiers. Encore moins à des parents en visite. Deux Noirs en blouson de cuir, costauds, patibulaires.

Arete tes magouille au Kongo, sinon on te la coupe.

En une seconde, la peur revint lui serrer les tripes. Les Combattants avaient décidé d’en finir. On allait lui trancher la langue entre les charmilles — ou pire : le castrer. Les Blacks remontaient déjà les terrasses, en suivant le zigzag marqué par les haies. Loïc recula sous les voûtes de la galerie et se mit à courir. Un autre chemin, sur la gauche, menait aux potagers de l’institut. Il y avait passé des semaines à biner, semer, désherber. Il contourna le bâtiment et descendit le sentier jusqu’aux parterres cultivés.

Au fond, des hêtres, des marronniers. Au-delà, un solide mur de clôture. Il traversa les allées au pas de charge et atteignit la rangée d’arbres. Pas l’ombre d’une faille dans la paroi. Qu’espérait-il ? On était dans un asile d’aliénés, pas dans un village de vacances.

Il entendait déjà, dans son dos, les frottements du cuir contre les haies. Une pensée absurde le saisit : il avait laissé ses papiers dans sa voiture ; si ces salauds le butaient et le balançaient dans la Marne, personne ne pourrait l’identifier. Une autre réflexion, encore plus bizarre : il avait les parois nasales renforcées par des plaques de titane — un cadeau de Thurnee ; son père lui avait souvent raconté qu’on pouvait identifier des cadavres grâce au numéro de leur pacemaker, de leur prothèse articulatoire ou de leurs implants mammaires. Lui, ce serait par ses plaques.

Son vice.

Loïc longea le mur du potager. Tous les anciens d’Esquirol savent que l’institut abrite des galeries souterraines. Aujourd’hui, la plupart sont murées mais des puits donnent encore accès aux rues de Saint-Maurice. C’est par là que se font les échanges entre dealers en visite et pensionnaires en sevrage.

Il contourna un carré de salades, rejoignit un axe qui s’enfonçait sous des chênes. Au bout, une cabane contenait des instruments de jardinage. Une clé était posée sur la lucarne, à gauche. Il l’attrapa, déverrouilla la porte. La pioche semblait l’attendre, comme jadis. Il l’empoigna, ressortit, fit le tour de la cahute et trouva la plaque de fonte gravée aux initiales IDC (Inspection des carrières). Il planta la pointe de son outil dans l’orifice central et fit levier, le disque de cinquante kilos se souleva.

Loïc balança la pioche dans les fourrés et fit basculer la plaque. Les herbes étouffèrent le bruit du métal. Dans son dos, les tueurs arpentaient les allées. Trop tard pour refermer après son passage. Il se glissa dans le puits en espérant qu’ils n’iraient pas regarder derrière la cabane…

Il descendit les barreaux et toucha le sol en quelques secondes. La première galerie, en pente douce, menait aux autres, situées à trente ou quarante mètres de profondeur. Avant d’atteindre ce réseau, il aurait déjà trouvé un puits par où remonter.

Il marchait d’un pas rapide, sentant le froid et l’humidité se refermer sur lui. À chaque mètre, l’obscurité se renforçait. Il actionna un commutateur et reconnut les lieux. D’abord une cave immense, en forme de croix, puis une voûte qui courait en variant les matériaux : moellons, masse rocheuse, mortier de sable…

Il courut. Les ampoules lui montraient la voie. Une nouvelle salle, plusieurs galeries. Suivre la plus large — celle qui avait été conçue à l’époque pour laisser passer les charrues chargées de pierres.

La terre battue céda la place au béton. Les parois affichaient des graffitis lugubres, laissés par des ouvriers morts à la tâche ou des patients en fuite. Loïc courait toujours quand il crut entendre des pas derrière lui. Il s’arrêta et essaya d’estimer leur distance. Impossible : les sons ricochaient contre les parois et ses sens étaient comme engourdis par la peur, les médocs, la folie.

Il se trompait : c’était la pluie qui résonnait. L’orage qui couvait avait fini par éclater. À cet instant, il croisa une graduation peinte sur le mur permettant de mesurer la hauteur des eaux. Ce détail lui rappela que le réseau était cerné par une nappe phréatique, elle-même soumise aux fluctuations de la Marne. En cas de crue ou de grosses averses, les galeries se remplissaient jusqu’au plafond.

Loïc reprit sa course. Un premier puits ne devait plus être très loin. Une échelle et il serait de nouveau dans le monde des hommes. Mais le grondement s’aggravait, comme arrivant vers lui. Hallucination sonore ? Il rebroussa chemin. Des légendes lui revenaient. Des cinglés qui s’étaient perdus et n’avaient pas réussi à échapper aux flots déchaînés. Des pauvres gars qui s’étaient noyés ici et dont on buvait, disait-on, les os dissous dans l’eau du robinet.

Il accéléra. Il était perdu. Il repartit dans l’autre sens, ne sachant plus s’il marchait vers la survie ou sa propre mort.

Nouvelle cave en croix. Trois ouvertures face à lui. Il en prit une au hasard, se remettant à galoper, ignorant toujours s’il s’éloignait du danger ou s’il y fonçait tête baissée. Imprégné par l’odeur des pierres humides, du salpêtre, il était en train de pourrir, il…

Son visage s’écrasa dans la boue. Quand il se releva, un canon sur sa nuque le bloqua.

— La fête est finie, ma poule.

Un Noir entra dans son champ de vision alors que Loïc était à genoux, tentant de reprendre son souffle. Il regrettait que cette sale gueule soit la dernière chose qui lui soit donné de voir sur cette terre. Mauvais karma.

Il ferma les yeux et récita, les mains jointes, une des prières du Bardo-Thödol, le Livre des morts tibétain, pour faciliter son passage dans le monde intermédiaire :

— « Ô bouddhas et bodhisattvas dans les dix directions, vous qui êtes toute compassion… »

Le Black éclata de rire, relayé aussitôt par l’autre, dans son dos. Tant d’années à chercher la Voie, tant d’efforts orientés vers l’absolu pour mourir dans une cave, aux pieds de ces deux cons. Mauvais karma.

Un claquement bref retentit. Loïc crut que c’était la culasse d’une arme mais le cliquetis qui suivit ne cadrait pas.

Il ouvrit les yeux et découvrit, stupéfait, des menottes autour de ses poignets.

— Qui… qui êtes-vous ?

— À ton avis ?

L’autre fouillait ses poches. Il en extirpa plusieurs grammes de cocaïne.

— C’est la police, papa ! lui cria le Noir à l’oreille. Les Stups ! (Il considérait le sachet en souriant.) Putain, y a au moins dix grammes là-dedans. T’es bon pour le trou. À partir de maintenant, t’es…

— Mais… vous êtes tous les deux noirs ?

— Qu’est-ce que tu crois, connard ? Que dans la police c’est « Un Blanc, un Noir » ? Tu nous prends pour qui ? Des putains d’Oreo ?

34

— Vous avez une manière très particulière de mener l’enquête, mon vieux. Et je parle même pas de votre lenteur !

— L’affaire est plus complexe que prévu.

L’exclamation du colonel claqua dans le combiné :