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Il n’eut que le temps de se reculer pour éviter le premier coup de pied. Le sabot ne rencontra que la vapeur et le lieutenant, emporté par son élan, tomba en un grand écart grotesque. La scène était comique mais personne ne rit.

Loin d’être mis en confiance par ce raté, Erwan se dit que si un combattant chevronné se vautrait dès le premier mouvement, il valait mieux qu’il n’essaie même pas de lever la jambe.

Gorce s’était déjà récupéré, la gueule crispée par l’humiliation. Erwan se mit en garde, les deux pieds lestés. L’autre frappa à nouveau. Il bondit en arrière mais le pilote avait prévu l’esquive : il stoppa son mouvement et attaqua de sa jambe gauche. Le sabot passa à quelques millimètres du flanc d’Erwan, qui se rattrapa à un bras ou une épaule avant d’être repoussé au centre du ring.

Le poing de Gorce vint s’écraser sur son nez. Les larmes lui jaillirent des yeux, alors que le sang inondait ses lèvres. Aveuglé, Erwan essaya de battre l’air de ses mains mais un nouveau coup l’atteignit aux côtes, un autre dans l’aine droite, un troisième au ventre. Il se plia en deux, crachant du sang.

Il s’essuya les paupières et vit le sabot jaillir pour frapper son genou gauche. Ce fut comme si on lui coupait la jambe. Il tomba sur les rotules, la douleur irradiant de partout à la fois. Sous une barre noire, il distingua l’autre qui prenait son élan. In extremis, il évita le choc. Mais le mieux était de se laisser assommer — pour en finir.

Un coup sur la nuque exauça ses prières. Le contact du carrelage le réveilla dans un flash. Il aperçut son reflet dans une flaque rose. Mû par un pressentiment, il se propulsa sur le côté. Le sabot de Gorce s’écrasa. Erwan était maintenant sur le dos. Instinctivement, il releva la tête et, dans le même mouvement, balança de toutes ses forces sa jambe droite en direction de son adversaire. Le miracle se produisit : l’autre fut fauché alors que les soldats reculaient pour le laisser tomber. Erwan sentait ici un respect sans faille, presque mystique, à l’égard de la violence.

Entre deux éclipses (il perdait conscience par millisecondes), il se traîna vers l’ennemi. Au lieu d’attaquer, il s’assit et tenta d’ôter un de ses sabots. Impossible. Sa cheville était si gonflée qu’elle restait prisonnière de l’étau de bois.

Gorce était déjà debout. L’odeur du sang tournait dans la salle, comme portée par la vapeur. Réprimant un hurlement, Erwan arracha son pied de la gangue ferrée et fourra sa main à l’intérieur, comme dans un gant de pelote basque. L’adversaire était sur lui : il détendit son bras à toute force. La pointe ferrée écorcha le tibia de Gorce, qui tomba sur un genou. Il murmura quelque chose qu’Erwan refusa d’entendre.

Toujours assis comme un bébé dans son parc, le flic arma son bras puis frappa à nouveau. Le sabot cueillit le soldat à la mâchoire. Dans une giclée de sang, Gorce fut projeté en arrière, se cognant la nuque sur l’angle d’une cabine.

Il bredouilla encore un mot. Sa bouche n’était plus qu’une tuméfaction mais cette fois Erwan dut l’admettre, le militaire avait dit « Merci ».

Erwan se remit à quatre pattes. Un sabot dans une main, l’autre au pied, il repartit à l’attaque. Il levait sa masse de bois quand Gorce déplia ses jambes et l’atteignit à la poitrine. Il eut l’impression qu’on lui enfonçait les côtes dans la gorge.

Autour de lui, les soldats répétaient à voix basse :

— Merci… Merci… Merci…

Erwan tomba en arrière, le cul dans l’eau. Son visage était réduit à une plaie ensanglantée, sa poitrine était fracassée — impossible de respirer —, ses membres tressautaient des coups reçus. Il était totalement anesthésié et en même temps vibrant comme un canard à qui on vient de couper la tête.

Gorce chargea. Le temps qu’il l’atteigne, Erwan lui balança un coup de pied — celui qui était encore chaussé — dans le flanc gauche. La pointe retroussée s’enfonça dans l’abdomen et remonta comme un éperon. L’homme se recroquevilla. Ses gencives suintaient de sang, de vomi, de salive visqueuse. À travers cette bouillie, il chuchota encore :

— Merci.

Et les autres reprirent en chœur :

— Merci… Merci… Merci…

Le coup porté lui parut être une victoire et l’énergie revint comme un filet d’eau dans le désert. Dans un engourdissement total, le flic arracha son deuxième sabot et glissa ses doigts à l’intérieur, puis il avança sur les mains, faisant claquer ses gants de bois à la manière d’un cul-de-jatte.

Gorce recula, se protégeant derrière ses poings. Erwan rua et projeta l’officier dans une cabine où la douche crépitait toujours. Le bassin rougit instantanément. Ils passèrent au corps-à-corps. Deux embryons flottant dans du liquide amniotique.

Penchés sur eux, les autres scandaient toujours :

— Merci… Merci… Merci…

Erwan se débattait, Gorce cherchait maintenant à le noyer, lui enfonçant la tête sous l’eau. Ses yeux se voilèrent. Dans un ultime sursaut, il parvint à échapper à la prise de son adversaire, qui retomba dans la flotte. Il leva son sabot, frappa, manqua son coup. Ils plongèrent à nouveau. Le pilote l’attrapa aux oreilles et les tordit à lui dévisser. Erwan ne sentait plus rien. Excepté cette pulsation noire qui battait sous ses paupières : tuer, tuer, tuer…

Il repoussa encore le salopard contre le mur et se jeta sur lui. Il vit ses propres doigts autour de la gorge de Gorce : il comprit qu’il avait perdu ses armes — ses sabots. Pas grave, il finirait le boulot à mains nues.

Il serra avec la vigueur qui lui restait — de la rage pure. Gorce avait le blanc de l’œil gauche complètement noir. Sa propre bouche était remplie d’un goût de fer. Le sang les saturait, les submergeait…

Puis, avec un temps de retard, il perçut un changement autour de lui. La litanie s’était modifiée. Le rythme binaire devenait ternaire. La prière se disloquait, devenait chaotique…

Dans un réflexe absurde, Erwan délaissa sa proie, se retourna pour tendre l’oreille — ce qui lui en restait, c’est-à-dire une brûlure bourdonnante. Les soldats se précipitèrent, plongèrent dans la flotte, récupérèrent leur champion.

Gorce qu’on emporte.

Gorce qui disparaît.

Et les syllabes qui se révèlent enfin, ricochant contre la céramique :

— DISPERSION !

36

— Alors comme ça, on veut faire du cinéma ?

Michel Payol, la soixantaine drapée dans un blazer à écusson et une chemise bleu layette, affichait une silhouette de dromadaire et les dents qui allaient avec. Officiellement directeur d’une agence de relations presse pour le cinéma, en réalité maquereau chic pour une certaine faune parisienne, l’homme s’était spécialisé dans le tourisme sexuel de haute volée : émirs arabes, ministres africains, financiers asiatiques composaient sa clientèle de choix.

C’était tout ce que les fameux tuyaux de Kevin, alias Kéké, alias « Je connais du monde », avaient donné. Pas si mal : les réseaux de Payol pouvaient servir les plans de Gaëlle. Elle s’était entendue avec le stagiaire pour une commission en cas de rendez-vous porteurs.

Elle répondit en faisant papilloter ses paupières aux longs cils de biche innocente :

— C’est ma passion.

— Je peux vous aider. Vous faire rencontrer des gens.

Gaëlle eut un petit sourire et saisit son Perrier — surtout pas de champagne : trop province. Ils étaient installés au bar du Plaza Athénée où, malheureusement, elle était déjà bien connue. Pour l’occasion, elle avait semé les deux crétins que son père lui avait collés aux basques.