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— On va les arrêter ?

— On a rien. Seulement des présomptions.

— Vos présomptions saignent pas mal, je trouve.

Un rire d’adolescent lui échappa. Erwan nia de la tête. Il était amorphe mais ses mains avaient encore la tremblote.

— Il faut les laisser libres. Ils vont finir par faire une erreur.

— Ils vont surtout vous faire la peau. Je connais ces gars-là, ils ne rigolent pas.

Il passa aux compresses. Erwan savoura cette parenthèse mais des décharges de violence revenaient sous son crâne. Les coups de sabot. La cabine pleine de sang. Les cicatrices… Derrière cette sauvagerie, il sentait la présence de l’Autre : di Greco. Dans le livre de Job, l’Éternel demande à Satan : « D’où viens-tu ? » Le démon répond : « J’ai rôdé sur la terre et je l’ai parcourue… »

On frappa à la porte. Branellec, l’Homme-Béquille. Enfin…

— Alors ?

— Le PC banal d’un jeune passionné d’aviation.

— Les réseaux sociaux ?

— Wissa avait une bande de potes au Mans et quelques camarades d’aéroclub. J’ai lu certains messages. La routine.

Archambault, tenant de la gaze verdâtre imprégnée de liquide lymphatique, souffla à Erwan :

— Bougez pas.

— Vous êtes tombé ? ironisa l’informaticien.

— En prenant ma douche. Pas de nana ?

— Pas d’officielle.

— Côté porno ?

— Consommation raisonnable. Rien de compulsif.

— Quelle tendance ?

Branellec fit un salut comique :

— Hétéro, mon général ! La mer est calme et tout va bien !

Archambault appliquait les pansements.

— Faites le minimum, lui conseilla Erwan.

Il ferma les paupières — la sensation des adhésifs sur la gaze avait quelque chose de contradictoire. Agréable et funèbre, rassurant et inquiétant. On était en train de murer son visage.

— C’est tout ? demanda-t-il en revenant à Branellec. On attend depuis des heures ton bilan…

— Non. Y a quelque chose de bizarre.

Erwan rouvrit les yeux.

— Un dossier résiste encore. Un truc verrouillé. J’étais sûr de le forcer avant ce soir mais…

— Tu veux que je fasse venir des spécialistes de Paris ? le provoqua-t-il.

— Ça va pas, non ? J’aurai fini avant demain matin.

— T’as une idée du type de programme utilisé ?

— Pas encore. Mais c’est du lourd. Peut-être des logiciels qui viennent de l’Est.

— C’est courant comme technique ?

— Pas du tout. On trouve plutôt ce type de verrous dans l’armée, les services secrets.

— Et voilà ! fit Archambault en reposant son matériel avec des airs de chirurgien au sortir d’une greffe cardiaque.

Erwan se leva et se dirigea vers le miroir de la salle de bains. Un pansement sur l’arcade droite, un autre sur la tempe, un troisième sous l’oreille : il s’attendait à pire. Son nez était gonflé. Sa lèvre fendue. Pour le reste, les biffures de sang deviendraient vite des croûtes superficielles.

Branellec parlait toujours de « cryptage sophistiqué », de « cybernétique militaire ». Erwan songea à un scénario écarté depuis longtemps, un mobile lié au passé de Wissa ou à un autre secret. Quelque chose qui n’aurait rien à voir avec le bizutage ni la culture de violence de la K76.

Ses origines coptes ? L’actualité prouvait que cette communauté pouvait être active sur le terrain du terrorisme : ils venaient de produire Innocence of Muslims, le film blasphématoire contre Mahomet, provoquant des émeutes aux quatre coins du monde musulman.

Wissa, un terroriste ? Une taupe infiltrée dans une école militaire ?

Ça ne tenait pas debout. Erwan revint dans la chambre.

— Côté religion, t’as remarqué quelque chose ?

— Que dalle. Notre ami n’avait pas l’air très pratiquant.

Le flic revit la croix tatouée sur le poignet arraché.

— Ok. Je te laisse encore cette nuit.

— À vos ordres, chef !

Le geek disparut. Erwan nota qu’il avait tout de suite tutoyé l’informaticien alors qu’il vouvoyait encore ses trois comparses. Il avala deux Doliprane et se prépara du café. La chambre, avec les ordinateurs, les imprimantes, les moniteurs et le réchaud, ressemblait de plus en plus à leur bureau du 36. Il songea à Kripo — il pouvait tenir sans lui jusqu’au lendemain.

Archambault proposa d’aller dîner mais Erwan n’avait pas faim — et pas question d’exhiber ses plaies au mess. En vérité, il n’aspirait qu’à s’écrouler sur son lit. Il libéra le lieutenant et s’installa derrière son Mac. Dans le silence de sa chambre, il était comme dans un cocon. L’anesthésie l’enveloppait. Les Doliprane venaient en renfort. Dehors, la nuit tombait et mettait les scellés sur le soir…

Il ne pensait plus à la violence démente des douches, ni à la sale gueule de Gorce (où était-il ? Où se faisait-il soigner ?). Il revoyait l’amiral aux mains d’araignée, avec sa tête de spectre et ses os qui avaient trop poussé. Cette école était possédée par son esprit.

Internet, nouvelle recherche sur di Greco.

Au bout d’une heure de liens, de connexions, de déductions, il réussit à recomposer un maigre CV. Le père, Piero Francesco, d’origine lombarde, s’était installé en France dans les années 50. Après plusieurs années de service dans les DOM-TOM, il avait pris la nationalité française et achevé sa carrière en tant que commandant d’infanterie à Djibouti. Jean-Patrick, né en 43, avait grandi dans les territoires français d’outre-mer : Mayotte, Guyane française, Guadeloupe. Après l’école aéronavale de Rochefort, il était sorti major de sa promotion à Saint-Cyr en 1967. À partir de là, les informations devenaient sporadiques. Sa carrière se voilait d’ombre. Stratège militaire ? Espion ? Consultant occulte ? On le retrouvait dans les années 80 aux commandes de vaisseaux d’importance puis conseiller dans le cadre d’opérations majeures — il avait participé à la guerre du Golfe, mais impossible d’identifier son rôle exact.

Sur ses faits d’armes : pas un mot.

Sur sa maladie : pas un mot.

Sur sa philosophie de la guerre : pas un mot.

Côté portrait, Erwan n’avait pu dénicher qu’un cliché datant de 1962. Un beau jeune homme de dix-neuf ans au visage tourmenté, tout droit sorti d’une nouvelle d’Edgar Allan Poe.

Erwan se souvint des paroles d’Almeida, à propos du furor guerrier de l’Antiquité. Quelques pages sur le Net confirmèrent les informations du médecin : di Greco cherchait sans doute à aguerrir ses hommes jusqu’à libérer en eux une rage supérieure tout en la dominant — comme les chercheurs américains de Los Alamos avaient maîtrisé l’énergie atomique. Un rêve de vieil homme malade…

Son portable sonna : Neveux, l’analyste criminel.

— Ça devient vraiment chelou, attaqua-t-il.

— Explique-toi, ordonna Erwan en passant aussi au tutoiement.

— J’ai analysé quelques pointes retrouvées sur l’île ce matin, autour du trou. J’y ai décelé, en quantités infinitésimales, de l’urée, du glucose, de l’acide urique et des hormones.

— Qu’est-ce que c’est ?

— De la salive. A priori, le tueur a sucé ces pointes, à moins qu’il les ait fait sucer à sa victime…

— Elles n’étaient pas dans les chairs ?

— Non. Elles ont dû être expulsées au moment de l’explosion. D’ailleurs, il y a aussi dessus du sang appartenant au groupe de Wissa.

Le crâne rasé, l’ablation d’organes, le viol à coups de masse d’armes — et maintenant ce détail cinglé. Malgré le climat délétère de Kaerverec, on revenait toujours à l’œuvre d’un meurtrier solitaire — la folie secrète d’un psychopathe. Gorce dans ses œuvres ?