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Le bar s’appelait Du côté de chez Wam.

Il avait commencé ses recherches en début de soirée. Il avait interrogé les portiers, les barmen, menacé les patrons, arraché des promesses : quiconque croiserait Gaëlle cette nuit devait l’appeler. Il avait poursuivi avec les concierges des palaces, visité les boîtes à partouzes, les bars sombres de la rive droite — mais rien n’était encore ouvert.

Personne n’avait vu sa fille. Personne ne possédait la moindre information. Ou personne ne voulait lui parler.

Il n’était peut-être plus assez malin, ni assez convaincant. C’était ce qu’il s’était répété à chaque fois, pour se rassurer, au volant de la Golf qu’il avait empruntée à la fourrière de Balard. La méthode Coué : se dire que Gaëlle s’amusait quelque part et qu’on voulait simplement le lui cacher.

Le fait qu’elle ait disparu n’était pas si grave — après tout, elle était majeure et en avait fait bien d’autres. Ce qui l’inquiétait, c’était qu’elle ait faussé compagnie à ses sbires. Morvan connaissait sa fille : être suivie ne la gênait pas, au contraire, l’idée qu’on puisse rendre compte à son père de ses frasques devait lui plaire. Mais cet après-midi, elle en avait décidé autrement. Pour manifester son indépendance ? Se rendre à un rendez-vous secret ? S’enfuir ? Morvan s’affolait sans doute trop vite. Gaëlle avait simplement repris sa liberté pour un soir. Mais sa crainte majeure était qu’elle se soit fourrée dans un merdier qu’elle ne maîtrisait pas. La prostitution peut mener à un beau mariage mais aussi à une place au cimetière.

Grâce à la DCRI, il avait une vision assez claire du quotidien de Gaëlle. Elle n’avait rien d’une professionnelle. Elle michetonnait seule, irrégulièrement, et toujours au nom de ses rêves. Ses partenaires étaient invariablement liés, de près ou de loin, au milieu du cinéma. Ou à celui du pognon — ce qui était plus ou moins la même chose.

S’il n’obtenait rien d’ici demain matin, il lancerait les grandes manœuvres, avec les moyens que son statut lui conférait. Mais autant crier sur les toits : « Ma fille est une pute. » Ou encore : « Je ne suis pas maître chez moi. » Or sécurité bien ordonnée commence par soi-même.

Installé au bar, il leva les yeux et observa autour de lui l’espace sombre à moitié vide — l’idée qu’on puisse venir s’enfermer ici toute la nuit pour s’amuser lui échappait totalement. Il régla son Perrier et retrouva la sortie.

Se dirigeant vers sa voiture, il passa à ses autres préoccupations. Il avait menti à Erwan : il n’avait plus sa chevalière. Il l’avait perdue le mois précédent ou on la lui avait volée. Pourquoi ? Pour la placer sur la scène de crime ?

Cette histoire de Kaerverec prenait une tournure étrange. D’abord, il y avait eu l’appel de di Greco. Des années qu’il n’avait pas revu l’amiral à tête d’endive. Il aurait dû se débarrasser de ce bâton merdeux mais il avait décidé au contraire d’en charger son propre fils. Il avait cru y voir une bonne occasion de l’éloigner au moment du suicide de Marot. Son instinct l’avait-il trahi pour la première fois ?

L’enquête devenait maintenant une affaire personnelle. On avait frappé sur le terrain d’un ancien partenaire, le forçant d’une certaine façon à intervenir, tout en plaçant sur la scène de crime un objet compromettant… Une machination ?

Il n’avait pas roulé un kilomètre qu’il trouvait de nouveaux arguments pour nourrir sa parano. D’abord ce projet de bouquin qui menaçait de révéler son passé, puis la mort de Nseko qui, quoi qu’il prétende, allait redistribuer les cartes du côté du Katanga. Et maintenant cette histoire d’OPA sur Coltano ou il ne savait trop quoi… Sans parler du message reçu par Loïc. Dès demain, il retournerait voir Luzeko : l’homme à la minerve aurait bien appris quelque chose…

Il commençait à se demander si tous ces événements n’étaient pas liés. Orchestrés par un homme, ou un groupe, voulant sa perte. Qui ? Il avait tellement d’ennemis…

Ses réflexes au volant l’avaient ramené à la niche : place Beauvau. Finir la nuit au bureau et enchaîner direct ? Non. Il devait reprendre sa recherche mais avant, manger quelque chose. Il prit la direction de l’hôtel Bristol, à quelques centaines de mètres du ministère.

Voiturier. Clés. Porte tambour. Quand il traversa le hall, le concierge se planqua derrière son comptoir. Morvan se rappela qu’il l’avait bousculé quelques heures auparavant. Il lui fit un signe amical : il n’était plus d’humeur belliqueuse.

Il accéda à la salle du restaurant où des femmes de ménage passaient l’aspirateur, puis rejoignit les cuisines. Quelques marmitons le reconnurent et le saluèrent. Il s’assit à la table du fond — un comptoir d’inox réservé aux intimes du chef.

On lui servit un club sandwich au saumon — son plat favori — sans qu’il ait un mot à prononcer et de l’eau minérale. La simple vue de la bouteille lui fit penser à ses anxiolytiques. Les avait-il pris ce soir ? Dépressif et amnésique, vraiment temps qu’il raccroche…

Le divorce de Loïc occupait maintenant son esprit. Il ne pouvait accepter cette perspective. Pour des raisons personnelles, secrètes, mais aussi parce que l’idée d’un éclatement de sa famille lui était intolérable. D’une certaine manière, c’était la seule chose qu’il avait construite — et réussie, si on omettait cette haine unanime qu’il avait instillée autour de lui, à son corps défendant. Un divorce ? Pas question. Il ne désespérait pas de négocier avec la Vierge de glace mais la partie serait difficile.

Savourant son sandwich, il se mit à rêvasser, les yeux dans le vague, alors que les cuisiniers rangeaient leur matériel. Des soirs heureux, pris au hasard. Quand Erwan, interne à l’école des flics de Cannes-Écluse, trouvait le temps de venir dîner à l’improviste avenue de Messine. Quand Loïc, adolescent, promenait sa beauté surnaturelle dans la maison, sans même se rendre compte de son caractère unique (en réalité, il était déjà alcoolique et c’était lui, Morvan Senior, qui était aveugle). Quand Gaëlle, pesant encore un poids raisonnable, dans son petit pyjama en éponge, était autorisée à veiller avec ses frères devant la télévision.

Les rouages de sa mémoire se grippèrent et se fixèrent sur cette image : Gaëlle à l’abri du mal. Des années plus tard, elle était devenue un être méconnaissable, d’une maigreur atroce, rappelant un insecte géant de film d’horreur.

Morvan repoussa son assiette. Gaëlle avait toujours été un mystère. Cette nuit encore, il n’était pas foutu de retrouver sa trace. Il signa sa note — il avait un compte à l’hôtel — puis fila dans les toilettes pour se refaire une beauté. Une heure du matin. Il se passa le visage sous l’eau et essaya de lisser sa veste et son pantalon — son costume était aussi froissé qu’un kleenex après une branlette. Dans la glace, il se fit l’aumône d’un sourire comme il aurait donné un billet à un clochard.

Allez, retour bitume.

41

Depuis une heure, Erwan essayait de survivre.

En fait d’hélicoptère, il n’avait réussi à réquisitionner qu’un Hurricane — un Zodiac uniformément noir, de onze mètres de long, boudin en hypalon et coque en résine. Un des fameux ETRACO des commandos de la marine. « Six cents chevaux ! » avait fièrement annoncé Archambault à la barre. Le Guen jouait le rôle du navigateur, concentré sur le radar embarqué et le GPS. Verny suivait le mouvement.

« Va falloir s’accrocher, avait prévenu l’Asperge alors qu’ils sortaient du chenal, la météo n’est pas bonne ! » Sans blague… La houle les avait aussitôt happés pour les faire plonger dans le ventre noir de la mer. Un ventre plein, gonflé, qui semblait porter dans ses flancs une vie furieuse. Une force à la fois maternelle et maléfique, rageuse, destructrice. Une Médée qui allait les dévorer…