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Erwan se tenait à l’arrière, en gilet de sauvetage, agrippé à la main courante de son siège jockey, de trois quarts face aux vagues. Par mesure de sécurité, on l’avait attaché à son siège. Après la bagarre des douches et la course du tarmac, il touchait le fond.

Devant lui, Archambault se cramponnait à la barre. Son poignet était relié au poste de commande par un bracelet coupe-circuit. S’il tombait à la baille, cela coupait directement le moteur et évitait que le Zodiac rejoigne tout seul l’Angleterre.

— Ça va pas mieux ? demanda Le Guen par-dessus son épaule.

Le Homard paraissait plus bienveillant qu’à terre. La mansuétude du vainqueur, sans doute. Erwan se pencha pour vomir. Encore raté. Il sentait le souffle fétide de la mer, saturé de sel, sous le flotteur. Il avait pris un antihistaminique contre le mal de mer — aucun résultat sauf un, contradictoire : il avait entendu dire que ce type de médicaments pouvait avoir un effet excitant ; tout ce qu’il ressentait, c’était une puissante envie de dormir, aggravée encore par les antidouleurs qu’il avait avalés avant le départ.

Il s’efforçait pourtant d’analyser les nouveaux faits. Une fois le calme revenu à la base, il avait fait amende honorable pour la violation du couvre-feu — qu’il avait lui-même imposé. Le colonel Vincq s’était montré compréhensif et l’avait autorisé à poursuivre l’interrogatoire de Patrick Frazier, le « témoin spontané » à l’origine du rodéo nocturne. L’officier marinier n’avait rien à ajouter : il avait vu, dans la nuit du vendredi au samedi, aux alentours de 21 heures, l’amiral di Greco s’embarquer sur un ETRACO et partir en direction du continent. Le vieil homme ne l’avait pas fait comme son statut et sa santé l’exigeaient, accompagné d’un pilote et après avoir signé tout un tas de paperasses. Il s’était esquivé discrètement, par une soute ouverte sur la mer, où plusieurs annexes étaient disponibles. Selon Frazier, di Greco était un marin hors pair et malgré ses déficiences physiques, il était capable de gagner la côte en solitaire.

Pourquoi le soldat n’avait-il pas témoigné plus tôt ? Pourquoi cette visite nocturne et cette fuite absurde ? La réponse était dans la question : après plusieurs jours d’hésitation, Frazier s’était résolu à parler mais il voulait le faire le plus discrètement possible. Et même dans ces conditions, il s’était dégonflé à la dernière minute — on ne touchait pas impunément au Commandeur.

Une vague plus forte arracha Erwan à ses pensées. Il sentit son cœur remonter vers sa gorge. Il se voyait bien le cracher sur le pont puis le regarder palpiter, à la manière d’un poisson qui s’asphyxie. Pour balayer cette hallucination, il releva la tête et découvrit un décor cauchemardesque. Sous la pluie, les vagues noires s’élevaient maintenant comme des falaises au rythme d’une respiration géante, prêtes à s’abattre et à les engloutir.

Il baissa de nouveau les yeux, serra les dents et se concentra sur ses pensées. Qu’allait faire à terre di Greco cette nuit-là ? Son expédition avait-elle un lien avec la mort de Wissa ? Ou le bizutage ? L’amiral était-il le commanditaire du meurtre ? Ou avait-il voulu au contraire calmer ses troupes qu’il sentait en surchauffe ? Quand était-il rentré sur le porte-avions ? Autant de questions que le flic avait l’intention de poser à sa seigneurie en personne.

Ce départ à la sauvette n’était pas une bonne idée. D’abord, les conditions météo étaient, comme on dit, « défavorables ». Ensuite, convoquer l’amiral à terre — non pas à Kaerverec mais à la gendarmerie — plutôt que de l’affronter, encore une fois, sur son terrain aurait constitué une meilleure stratégie. Erwan avait opté pour une tactique différente : la surprise. Ils n’avaient prévenu personne de leur arrivée — il fallait maintenant espérer qu’on les accepterait à bord.

Une déferlante stoppa toute réflexion. L’eau mousseuse remplit l’ETRACO comme un bassin. Verny se détacha d’un geste et vérifia le vide-vite, un drain situé sous le flotteur qui permet d’écoper en quelques secondes. Une minute plus tard, il était de nouveau sanglé au siège jockey.

Avec une coupable satisfaction, Erwan constatait que ses compagnons n’étaient pas à la fête non plus. Engoncés dans leur gilet fluorescent, gavés de Mercalm, ils portaient des lunettes de plongée — consigne d’Archambault — et affichaient un teint verdâtre.

Nouvelle vague. Erwan somnolait. Secoué, ballotté, douché, il ne cessait de perdre conscience, entre mer et orage. Ses doigts crispés sur la main courante ne lui appartenaient plus.

Une voix le ramena à la réalité.

Impossible de dire qui criait mais il finit par saisir un nom : Verny. Il réalisa enfin la situation : le gendarme avait disparu. À force de quitter son siège pour écoper, il était passé par-dessus bord.

Le temps qu’il essaie de se lever, Archambault manœuvrait déjà, en hurlant :

— Personne se détache !

Le Guen était penché sur l’écran GPS, le protégeant des deux mains pour mieux y voir. Erwan se souvint que les gilets de sauvetage étaient équipés d’une balise de localisation — il fallait espérer que Verny aurait eu le réflexe de la déclencher. La brassière était aussi munie d’un dispositif clignotant.

Braquant à la volée, Archambault réussit à faire demi-tour. Chacun tentait d’apercevoir quelque chose tout en essuyant ses lunettes. Soudain, à une cinquantaine de mètres, le clignotement de la balise jaillit au creux d’une crevasse bouillonnante. Un pacemaker battant dans une cage thoracique monstrueuse. Archambault se rapprocha et se plaça face au vent. À fleur d’écume, Verny se débattait dans son ciré, luttant contre le poids de son corps qui l’emportait par le fond.

Le temps qu’Erwan saisisse ce qui se préparait, Le Guen détacha sa ceinture, ôta son gilet de sauvetage et arracha ses vêtements : il portait dessous une combinaison de plongée. La seconde suivante, il avait enfilé un masque, chaussé des palmes et bouclé un nouveau harnais autour de sa taille. À cet instant, Erwan se demanda comment il pouvait prétendre enquêter sur cet univers dont il ignorait tout.

Le Guen plongea, relié au Zodiac par une corde — un « bout » en langage marin. La voix d’Archambault devint perceptible. Pas ses mots, sa voix seulement. Un cri de gorge qui répétait les deux mêmes syllabes alors qu’il restait accroché à la barre et à la manette des moteurs, tentant, quasiment couché sur le sol, de stabiliser l’ETRACO :

— Le bout !

Erwan comprit enfin. Se détachant à son tour, il rampa le long des flotteurs et parvint à gagner l’étrave. À travers la pluie et les embruns, il découvrit la corde qui fouettait le pont : elle était reliée à un tambour. Maladroitement, il se posta derrière l’engin, cala ses pieds contre le boudin, empoigna les deux manivelles de part et d’autre du rouleau et attendit un signe du capitaine.

Archambault manœuvrait toujours, trimant vers le haut pour éviter que le bateau ne se remplisse d’eau. Les moteurs rugissaient, ahanaient, sifflaient. Les hélices fourrageaient dans ces eaux de vaisselle. Le lieutenant leva la main : Le Guen avait récupéré Verny. Erwan tourna les manivelles, luttant contre ses propres douleurs.

Bientôt, il les vit : attachés l’un à l’autre, les naufragés n’étaient plus qu’à quelques mètres, disparaissant puis réapparaissant au gré des flots, jouant à cache-cache parmi les lames. Erwan accéléra ses moulinets.

Enfin, ils jaillirent au-dessus du boudin et s’accrochèrent aux poignées de portage — le Homard hurlait des syllabes inintelligibles. Il y eut quelques secondes d’incertitude puis Erwan réalisa qu’en actionnant toujours le tambour, il les tirait et les compressait contre le flotteur. Il lâcha les manivelles et se précipita.