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Il se vautra d’abord, se releva, hissa Verny qui roula sur le pont. Encore un effort, Le Guen bascula à son tour du bon côté de la vie. L’ETRACO faisait toujours des bonds furieux et les paquets de mer menaçaient de les engloutir. Pourtant, ils étaient tous sains et saufs et durant quelques secondes, il y eut une sorte de répit. Ils ne bougeaient plus, savourant la victoire qui venait de changer de camp.

Puis le fracas des vagues revint. Erwan retrouva sa lucidité. Verny toussait, vomissait, balbutiait des prières et des remerciements. Le Guen dans sa combinaison tentait de s’extraire de son harnais, les pieds dans le bout qui se tordait à la manière d’une bobine de fil géante.

Erwan prit une décision. À quatre pattes, il revint vers le poste de pilotage, se hissa à la hauteur de la barre puis hurla à l’attention d’Archambault :

— On rentre !

— Quoi ?

— ON RENTRE !

En guise de réponse, le pilote tendit l’index :

— Trop tard. On y est !

Le flic se retourna et découvrit la muraille noire. Entre les remous des nuages et la surface boursouflée des flots, l’aplat sombre se détachait, sans la moindre lumière. La vision du vaisseau dans la tourmente était absolument dantesque. Plus sombre que les ténèbres qui l’entouraient, plus fort que la tempête, il paraissait impassible, détaché du tumulte — immobile alors que la mer se déchaînait contre ses flancs.

Erwan tomba en arrière, rebondissant contre le flotteur, les bras écartés — un boxeur sauvé par le gong. À cet instant, dans un énorme grincement, un portail s’ouvrit dans l’obscurité, révélant une plateforme bordée de chevrons jaunes. Erwan songea à une effrayante branchie, une faille palpitante dans le ventre d’un monstre marin. L’ouverture qui se profilait, encadrée de deux chaînes massives, était phénoménale : de quoi laisser passer des camions-citernes et des escadrons entiers. La lumière qui s’en échappait était complètement rouge.

Archambault envoya les gaz. Le Guen, encore dégoulinant, hurlait dans la radio. Verny restait cramponné à un flotteur. Blotti sur son siège, Erwan observait, fasciné, la lumière incandescente qui irradiait la surface des flots.

La plateforme parut se poser au ras des vagues, formant un embarcadère d’acier. Le Zodiac s’approcha encore. Archambault accélérait, décélérait, trimait en haut, en bas, montait à l’assaut des derniers obstacles, chassant de l’arrière, dérapant puis zigzaguant jusqu’à passer la crête. Des gaffes se tendirent, des grappins cliquetèrent, des bouts retombèrent dans l’eau rouge.

Le spectacle était rassurant — la vie revenait après la mort. Erwan en avait les larmes aux yeux.

Cette nuit, ce n’étaient pas les pêcheurs qui avaient harponné la baleine mais la baleine qui avalait le bateau des téméraires.

42

Quand ils posèrent le pied sur la plateforme, ils n’avaient plus grand-chose à voir avec une brigade de choc venue interroger un suspect. Trempés comme des éponges, salés comme des harengs, ils faisaient peine à voir. Verny avait l’air d’un noyé. Le Guen était toujours en combinaison gonflée d’eau. Archambault avait les bras encore tremblants de ses manœuvres à la barre. Erwan courbait la tête sous sa capuche, en signe d’allégeance au dieu de la mer.

Cette fois, les manœuvriers n’étaient pas seuls à les attendre. Des fusiliers-commandos encadraient l’amarrage, doigt sur la détente. La passerelle monta jusqu’à la gueule d’acier, inondée de lumière rouge. Tout le monde se réfugia à l’intérieur.

— Qu’est-ce que vous foutez là ? aboya le capitaine d’armes.

— Nous venons auditionner l’amiral di Greco, fit Verny sur le même ton.

Avec le fracas des vagues, il fallait hurler pour se faire entendre.

— Vous avez une commission rogatoire, quelque chose ?

— Pas besoin : nous sommes saisis par le parquet de Brest dans le cadre de l’information judiciaire sur la mort du soldat Wissa Sawiris. Nous sommes habilités à mener toute démarche et toute audition dans l’intérêt de la vérité.

Le gendarme avait prononcé son discours d’un trait. Pas mal pour un survivant. Le galonnard ne parut pas impressionné. Il attrapa sous son ciré une radio, tourna le dos au vent et se mit à parler en se penchant, comme s’il cherchait à allumer une cigarette.

— On doit attendre le capitaine de vaisseau, dit-il en revenant vers eux.

— On y va, fit Erwan à bout de nerfs. Il nous rejoindra.

D’un seul mouvement, les soldats lui barrèrent le passage, armant leurs fusils. Dans la même seconde, Verny et Archambault réussirent à dégainer. La violence de la scène était encore accrue par les lampes écarlates.

— On se calme.

Les regards se tournèrent vers la voix qui venait de trancher le bruit des flots. Un homme en parka sombre se découpait dans le halo rouge. Petit, la cinquantaine, sans escorte ni signe distinctif : Erwan devina qu’il s’agissait du chef suprême du navire.

— Capitaine de vaisseau Martin, confirma-t-il. Vous croyez qu’on peut aborder comme ça le Charles-de-Gaulle  ? Vous vous prenez pour qui ?

Erwan se présenta et résuma la situation, répétant à peu près le discours de Verny, dans un langage à la fois plus modeste et plus circonstancié. L’officier ne répondit pas. Les fusiliers-commandos s’étaient groupés autour de lui — sans baisser leurs armes.

— Pourquoi voulez-vous entendre l’amiral ? demanda-t-il enfin.

Par la porte ouverte, le vent sifflait si fort que les voix humaines évoquaient de simples interférences échappées dans la nuit. Pourtant, Martin ne haussait pas le timbre. Maître des lieux, maître de la tempête.

— Secret de l’instruction, asséna Erwan. Je pense que l’amiral est assez grand pour nous répondre ou nous envoyer au bain si le cœur lui en dit.

Il avait usé de termes familiers pour briser la glace — la tentative tomba à plat. L’homme en parka conserva le silence, mains dans le dos. Les fusiliers les tenaient toujours en joue.

— Cela a à voir avec l’officier marinier Frazier ?

La nouvelle les avait donc précédés. Le jeune soldat avait dû s’enfuir du porte-avions pour livrer son témoignage. Mais Erwan était certain que personne ici n’en connaissait le contenu.

— Je suis désolé, je ne peux rien dire. Nous devons voir l’amiral.

— Il est trois heures du matin.

— Si nous nous sommes déplacés à cette heure, c’est qu’il s’agit d’un…

— Son état de santé ne lui permet pas de vous recevoir.

— Voilà ce que je vous propose : on renonce à l’audition cette nuit mais on présente au moins notre requête. On ne le dérange que quelques minutes pour l’aviser, il choisira lui-même le moment de l’entrevue. S’il peut nous recevoir demain matin, on attend à bord.

— Et s’il dort ?

Ces détails prosaïques trahissaient la situation : aux yeux de tous, di Greco n’était plus qu’un vieil homme malade, une légende à l’agonie.

— Lors de notre première rencontre, bluffa Erwan, l’amiral a évoqué ses insomnies. Je ne pense pas qu’on risque de perturber son sommeil. (Il sourit.) Il doit observer la tempête par son hublot.

Nouvelle familiarité, nouvel échec : on ne parlait pas d’un souverain en ces termes. L’officier posa le regard sur ses hommes toujours en position de tir. Un seul geste et les marins baissèrent leurs fusils.