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— Dix minutes. Montre en main. Je vous conduis moi-même.

Coursives. Ascenseur. Lumières rouges. À l’intérieur du bâtiment, on oubliait la tempête mais Erwan sentait encore l’eau salée au fond de ses poches et les vibrations des flotteurs dans son sang. Il était comme imprégné de la mer, de sa fureur.

Deuxième ascenseur. Nouveau couloir. Devant le seuil de l’amiral, l’escorte s’écarta pour laisser le flic frapper : après tout, c’était son idée. Il s’exécuta à la manière d’un huissier en marche pour une saisie.

Pas de réponse.

Il frappa de nouveau, plus fort.

Toujours pas de réponse.

Erwan baissa les yeux. Un rai de lumière sous la porte. Il échangea un regard avec le capitaine de vaisseau. Ils se comprirent.

— On a un passe.

Sur un signe du gradé, un des hommes sortit un trousseau de clés et fit jouer la serrure. Il y eut un instant d’hésitation puis Erwan pénétra dans la cabine, la main sur son arme.

Les plafonniers étaient allumés. Tout était dans l’ordre — c’est-à-dire le désordre — de la première fois. Dossiers entassés, cartes enroulées, armoires surchargées.

Assis derrière son bureau, près du hublot qui constituait son « unique privilège », di Greco était défiguré. La balle avait fait sauter sa boîte crânienne et projeté sa cervelle derrière lui.

Il portait toujours sa veste d’uniforme bleue sans décoration. Sa main tenait encore le calibre qu’il avait utilisé pour mettre fin à ses jours : un Beretta 92G inox qu’Erwan connaissait bien — c’était son arme de service à la BRI. Il s’approcha et constata que le sang n’était pas encore sec : le suicide datait de moins d’une heure, alors qu’ils avaient déjà pris la mer. L’avait-on prévenu ? Savait-il que tôt ou tard, il serait arrêté ?

Erwan éprouvait un sentiment mitigé. Ce suicide allait passer pour un aveu. On bouclerait l’enquête le plus vite possible. En même temps, aucune réponse n’était plus à espérer. Quel mobile ? Quelles circonstances ? Comment tout ça avait-il pu survenir ?

Il s’avança pour voir si di Greco avait laissé un mot d’adieu.

Il était sur la table, feuille pliée couverte de minuscules taches de sang. Erwan se plaça à côté du mort pour s’orienter dans l’axe de la lecture et ouvrit le papier. Grand Corps Malade avait seulement inscrit, en lettres capitales :

LONTANO

43

— Nam-myoho-renge-kyoNam-myoho-renge-kyo… Nam-myoho-renge-kyo…

Loïc murmurait à voix basse le Sûtra du Lotus, dans la version japonaise de Nichiren. La phrase essentielle, qui contenait le sûtra tout entier et qui l’avait si souvent inspiré dans les pires situations. Il n’avait pas dormi et les épreuves ne faisaient que commencer. Après la garde à vue, il aurait droit à une comparution devant le juge puis à une mise en examen et, pourquoi pas, une détention provisoire. Douze grammes de coke, ça vous propulsait direct en préventive.

Sans compter le vrai châtiment : l’utilisation immédiate de ces accusations par Sofia et sa pute d’avocate pour obtenir une injonction en urgence. Ses enfants lui seraient retirés, il n’aurait plus le droit de les voir que quelques heures par mois, avec un flic en guise de nounou.

— Nam-myoho-renge-kyo… Nam-myoho-renge-kyo…

Malgré ses efforts, dans cette cage de verre sordide, il ne parvenait pas à faire le vide dans son esprit. Des questions pragmatiques revenaient lui cingler les tempes : qui l’avait balancé ? Le dealer de la veille ? Les Blacks vengeurs ? Ce n’était le style ni de l’un ni des autres.

Sofia était la suspecte idéale. Il ferma les yeux et repoussa la bouffée de haine qui le submergeait. Pour le bouddhiste, haine et amour se valent, or il faut sortir du cercle des passions, quelles qu’elles soient.

Pour l’instant, il se serait bien contenté de sortir de cette cellule. Son voisin — un clodo qui « connaissait ses droits » — beuglait comme un veau et frappait la vitre à coups de pied. Loïc renonça à sa prière.

Faute de mieux, il se concentra sur son passé. Le meilleur passage de sa propre légende dorée.

Calcutta, février 2001.

Il n’avait jamais su comment il s’était retrouvé dans la capitale du Bengale-Occidental. Sans doute avait-il été viré du voilier dont il était le skipper, après avoir été surpris en train de sniffer les solvants de la salle des machines ou quelque chose de ce genre. Des îles Andaman, il avait embarqué à bord d’un cargo puis dérivé avec des pêcheurs dans les Sundarbans, la plus grande mangrove du monde. Son seul souvenir : le maddok, dérivé bon marché des pailles d’opium ramassées lors de la récolte, qu’il fumait au fond des barques.

Quand il avait débarqué à Calcutta, on aurait pu le prendre pour un sadhu. Vêtu d’un pagne, il était si crasseux et si brûlé de soleil qu’il était devenu noir. Sa barbe lui descendait à la poitrine, ses ongles dessinaient des virgules, sa tignasse était pleine de poux.

Il s’était choisi une marraine : Kali, déesse sombre, funeste, qui veille sur la ville. Elle porte un pagne de bras coupés, tire une langue sanguine, détruit tout ce qui ne lui plaît pas. Un bon symbole pour la capitale. À l’époque, dix millions d’habitants y survivaient à l’ombre de palais victoriens en ruine. Mendiants, lépreux, camelots, salariés, sadhus, brahmanes, intellectuels, intouchables, tout ça coulait dans les rues en une crue irrésistible.

Loïc flottait sur ce courant, dépensant ses derniers dollars en héroïne douteuse et opium frelaté. Il se faisait des fix sous les porches, mangeait des restes de riz, buvait des chai à une roupie. Dans ses rares moments de lucidité, il partait dans le parc du Maidan, emportant un livre aux pages maculées : The Gospel of Sri Ramakrishna, en anglais. Il en comprenait environ une ligne sur deux mais l’idée de mourir ce bouquin à la main lui plaisait.

Un jour, recroquevillé sur un trottoir, il prit conscience que ses jambes étaient en train de pourrir. Aucune panique : il l’avait bien cherché. Il allait crever dans cette peau, piétiné par des milliers de tongs, de sandales, de pieds nus, en rêvant de dieux dont il ne parvenait pas à prononcer les noms. Il souriait, prêt à se dissoudre dans l’odeur de fleurs et de merde de Calcutta. Se réincarner en dieu ou en pierre.

C’est alors qu’une voix s’était penchée sur lui :

— Toi, il va falloir te redonner le sens des réalités.

Loïc se redressa et discerna l’image sans relief d’un Occidental à large tête grise, aussi ridée que le cul d’un éléphant. L’individu portait une robe de chanvre et la triple corde des brahmanes symbolisant les trois dettes de l’homme : envers les sages, les ancêtres et les dieux.

Dans un demi-songe, il pensa : Encore un Blanc qu’a trop fumé…, puis il s’évanouit. À partir de là, ses souvenirs se mélangeaient. Injections. Perfusions. Délires. Pas d’effet de manque. Pour le reste, odeurs de camphre, relents de fleurs moisies, terre humide. Et fièvre incandescente. Beaucoup de sommeil.

Quand Loïc se réveille, un médecin indien l’affranchit : son tube digestif est rongé de parasites, ses intestins grouillent de vers, son corps est couvert de lésions, il souffre de scorbut. Seule bonne nouvelle : il a évité le sida et l’amputation.

— L’amputation ?

Il se rappelle être tombé d’un bateau dans les Sundarbans. Il revoit ses deux genoux blessés, le pus suintant des plaies.

— Ça s’appelle la gangrène. On a stoppé l’infection.