Выбрать главу

— Trouver un arrangement.

Il exhiba ses poignets — les flics lui avaient remis les bracelets :

— C’est sûr que je suis en bonne position pour négocier.

— T’es en position de m’écouter et de réfléchir.

Il ne se souvenait plus d’avoir aimé Sofia. Elle était maintenant beaucoup plus réelle, beaucoup plus légitime dans le rôle de l’ennemie. Il redoutait ses attaques, ses stratégies, ses manipulations. Elle était devenue sa déesse Kali.

— D’après mon avocate, tu vas être inculpé pour trafic illicite et recel aggravé. Même si ton père parvient à magouiller quelque chose, la garde à vue laissera des traces. Si je produis ces pièces devant le juge aux affaires familiales, tu n’auras plus jamais les enfants.

Il serra les mâchoires. Ses dents étaient douloureuses comme à l’époque où tous les dealers de Paris lui refusaient de la dope.

— Qu’est-ce que tu proposes ?

— Un mercredi sur deux et un week-end sur deux.

— Pas question.

— C’est ça ou deux heures par mois, en présence d’une assistante sociale.

— Pourquoi tu fais ça ? Je suis pas capable de les élever ?

— Tant que tu te soigneras pas, non.

Se soigner… Combien de fois avait-il entendu ce mot ? Comme si la drogue était une maladie. Grossière erreur : elle était le remède. Il n’avait jamais croisé un défoncé qui ait été équilibré et heureux avant la came.

— J’ai apporté une proposition de conciliation selon mes conditions, reprit Sofia. Tu la signes et je te jure qu’on ne parlera jamais de cette garde à vue durant l’audience.

— Pourquoi je te ferais confiance ?

— Parce que t’as pas le choix et que je suis une femme de parole.

Elle ouvrit son éternel Balenciaga — une vieillerie de cuir souple, grande comme une gibecière, qu’elle préférait à tous les modèles qu’elle achetait régulièrement — et en extirpa une liasse de feuilles et un stylo plume au capuchon nacré. Chaque détail rappelait à Loïc qu’elle était la femme la plus chic qu’il ait jamais rencontrée. Pourtant, elle ne valait pas mieux que lui : ils étaient tous deux des enfants de gangster.

— Tu dois parapher chaque page.

Il attrapa le stylo et s’exécuta. Les gribouillis produisaient des couinements de plume en or et des cliquetis de menottes.

— Tu ne lis pas ?

— Non.

Le temps qu’il revisse le capuchon, le diable avait remballé son contrat.

— T’as fait le bon choix.

— Pour qui ?

— Pour nos enfants.

Le bruit des bracelets persistait. Ses mains tremblaient sur ses genoux. Sans doute pour ne pas montrer qu’elle l’avait remarqué, Sofia détourna les yeux et ferma son sac. Elle se leva, déployant son allure de reine dans ce bureau miteux.

Mais sa beauté ne le touchait plus. C’était comme écouter à la radio un hit qu’on a passionnément aimé : les notes, les arrangements, la voix sont bien là mais le charme n’opère plus. Le temps a tout détruit.

À l’exacte seconde où il lui semblait être perdu dans un désert sans espoir ni émotion, elle lui passa la main dans les cheveux.

— Dommage que James ne soit plus des nôtres, murmura-t-elle.

Cette simple remarque prouvait qu’elle le connaissait mieux que personne. James Thurnee, son père de substitution, son ami, son amant, était mort d’un AVC trois ans auparavant. Loïc fondit en larmes. D’une manière irrépressible, sans retenue ni pudeur, comme si on lui avait crevé le cœur. Au bout de longues secondes, il réalisa que Sofia lui caressait la nuque. C’était un geste de tendresse, sans arrière-pensée.

Il releva la tête et se vit dans ses yeux : un horrible masque de désespoir.

— Je me demandais…, bredouilla-t-il en reniflant, tu en as ?

Sofia lui balança un sachet de coke au visage et quitta le bureau.

45

Erwan ne s’était pas couché.

Après la découverte du corps de di Greco, il avait attendu à bord du porte-avions, avec ses compagnons, les spécialistes de l’identification criminelle. On les avait accompagnés au mess et pour ainsi dire enfermés à l’intérieur. Durant plusieurs heures, ils avaient enchaîné les cafés, en silence, chacun essayant de digérer la catastrophe. Sous les coups de la douleur qui se réveillait, Erwan savait qu’il vivait là un des pires moments de son existence — qui en comptait déjà pas mal. Il avait décidé de ne pas appeler son père tant qu’il ne serait pas certain des circonstances du décès.

Les TIC étaient arrivés aux environs de quatre heures du matin, en hélicoptère. Des officiers, des responsables, des politiques leur avaient emboîté le pas — tous paniqués. Un suicide à bord du premier vaisseau de guerre français, ça faisait désordre. Pendant ce temps, on avait cherché qui était la famille proche à prévenir. Il n’y avait personne. Pas d’épouse ni d’enfant, en tout cas. Comme Dracula, di Greco avait vécu seul dans son château.

À 6 heures, après avoir briefé Neveux et ses comparses, Erwan avait réquisitionné un des Dauphin pour rentrer sur le continent — la dépouille de l’amiral serait transférée après examen détaillé de la scène d’infraction. Ses acolytes s’étaient précipités dans son sillage pour ne pas rester une minute de plus sur ce bâtiment de malheur (même Archambault avait abandonné son ETRACO).

Durant le vol, il n’avait pas desserré les mâchoires, ne cessant de secouer les faits pour essayer d’obtenir une explication plausible.

La première : Jean-Patrick di Greco, coupable du meurtre de Wissa Sawiris, se sentant démasqué, avait préféré mettre fin à ses jours. Son suicide était une forme d’aveu et réglait définitivement l’enquête. Erwan détestait ce genre de conclusions. Cela lui rappelait la blague des étudiants en médecine : « Opération réussie. Patient décédé. » L’acte de l’amiral ne résolvait pas les principaux écueils de ce scénario : absence de mobile, faiblesse physique…

Une autre hypothèse émergeait dans son esprit — qu’il n’avait bizarrement jamais évoquée : Wissa Sawiris avait pu être torturé et mutilé à l’intérieur même du tobrouk. Dans ce cas, le missile avait servi le tueur sur un point : l’explosion avait balayé la scène de crime et effacé tout indice.

Revenons à di Greco. Un autre scénario, pour ainsi dire inverse, était envisageable : l’amiral, pressentant que l’apprenti pilote était menacé par les Renards, avait voulu le protéger, ou du moins calmer ses troupes. N’y étant pas parvenu, il s’était tué par remords — ou n’acceptant pas la faillite de sa méthode : il ne maîtrisait pas ses hommes, il avait simplement ouvert une boîte de Pandore. Cette version n’était pas non plus satisfaisante : pourquoi sacrifier cet élève ? Pourquoi tant de sadisme ? Ces mutilations bizarres ? Comment di Greco, le maître absolu de l’école, n’aurait-il pas su retenir ses Renards ?

Entre ces deux hypothèses, Erwan imaginait des variantes. Di Greco n’avait pas tué Wissa de ses mains mais incité ses sbires à le torturer jusqu’à la mort ; réalisant que le no limit était allé trop loin, il avait mis fin à ses jours. Ou bien encore il avait poussé Wissa à endurer des épreuves et c’était le jeune soldat lui-même qui avait voulu dépasser son seuil de tolérance, acceptant, pour ainsi dire, une mort programmée. Mais aucune de ces théories ne cadrait avec le profil du tueur : un homme dominé par une folie intime, possédant des connaissances médicales, souffrant de frustration sexuelle et de graves penchants sadiques.

Quelles que soient ses réflexions, on revenait toujours à la même équation : l’expédition à terre du vendredi, associée à son suicide, désignait di Greco comme le coupable — ou au moins comme un complice du meurtre. C’était ce que les autorités diraient à la conférence de presse, dans quelques heures.