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— J’ai réussi à ouvrir le dossier verrouillé ! fit-il avec un air de triomphe.

46

La bécane de Sawiris ne recelait ni échanges codés, ni conspiration religieuse, ni secrets militaires. Dans sa mémoire verrouillée, le copte avait simplement planqué ses chats et ses mails avec un interlocuteur de choix : di Greco lui-même.

La chronologie des échanges était facile à déduire : quand Wissa avait su qu’il était admis aux premiers tests de l’école, début juillet, il avait contacté l’amiral par voie postale — sans doute une déclaration d’admiration et d’enthousiasme ; l’amiral lui avait répondu par mail, initiant une véritable correspondance.

Au début plutôt froid, Grand Corps Malade était rapidement devenu bienveillant à l’égard de l’étudiant, lui prodiguant conseils et avertissements. Ce ton ne collait pas avec l’idée qu’Erwan se faisait de la personnalité de l’officier, mais l’âge et la maladie l’avaient sans doute ramolli. À moins qu’il ne s’agisse d’un piège… Quoi qu’il en soit, il retrouvait dans son style la solennité qui l’avait frappé lors de leur première rencontre : di Greco écrivait avec la même voix grave et sentencieuse.

Erwan passa aux messages du mois d’août. Les encouragements devenaient des ordres, des exhortations. En quelques semaines, di Greco semblait avoir totalement lavé le cerveau du gamin. Les « lettres ouvertes à un jeune pilote » tournaient désormais au pur endoctrinement en vue de ce que di Greco appelait le « baptême ». L’amiral voulait savoir si Wissa accepterait un apprentissage parallèle… Erwan n’avait pas le temps de tout lire mais il devinait que le maître attirait déjà son disciple sur le chemin du furor guerrier.

Ces échanges avaient quelque chose de fascinant. D’abord, par la rigueur de leur écriture : pas une faute d’orthographe ni de syntaxe, pas d’abréviation façon SMS. Ensuite, di Greco ne cachait rien : ni nom ni lieu. Plusieurs fois, il évoquait Bruno Gorce, son « homme de confiance ». Souvent, il parlait du no limit et de l’épave du Narval.

Erwan avait donc vu juste : depuis le départ, au-delà des simagrées du bizutage, Wissa était prêt à endurer un rituel beaucoup plus dangereux. Le gamin paraissait résolu à s’engager « jusqu’à la mort », façon kamikaze.

— Ça fout les jetons, hein ?

Erwan tourna la tête : planté derrière lui, Branellec sirotait un café. La salle de classe où il s’était installé rappelait un studio d’enregistrement. Des ordinateurs tournaient à plein régime — machines à sonder, à décrypter, à fouiller l’univers immatériel du Web. Des câbles s’enchevêtraient au sol. Des imprimantes crépitaient sur des pupitres. Des disques durs bourdonnaient le long des cloisons, sous des cartes d’état-major et des schémas d’avions. L’Homme-Béquille ne s’était pas contenté de forcer l’ordinateur de Wissa, il analysait toutes les bécanes de l’école et les connexions Internet aux alentours.

— Du lavage de cerveau standard, minimisa Erwan. Je ne pense pas qu’on ait là la clé du meurtre…

— Je ne sais pas ce qu’il vous faut. (Le N’tech s’approcha et pianota sur le clavier, debout au-dessus du flic.) Le dernier mail de di Greco donne clairement rendez-vous à Wissa sur le Narval vendredi à 22 heures.

Branellec disait vrai. Un bref instant, Erwan estima l’affaire bouclée. Il tenait le coupable : un vieil homme aigri, sadique et manipulateur. Le mobile : la volonté de faire le mal et le culte de la souffrance. Les circonstances : un no limit qui avait mal tourné et s’était achevé en bacchanales de sang. Les preuves : ce message qui confirmait que di Greco avait attiré Wissa sur le Narval. On pouvait même y ajouter, puisque le seul point litigieux était la faiblesse physique de l’officier, quelques complices, comme Bruno Gorce et ses fidèles soldats. Avec le suicide de l’officier en guise de nœud final pour envelopper le tout.

Puis Erwan revint au principe de réalité. Ni le vol d’organes, ni le viol, ni les détails rituels ne cadraient avec un concours d’endurance parti en vrille.

Il n’excluait pas la culpabilité de di Greco mais d’une autre manière, qui restait à définir. D’ailleurs, même en parcourant les messages de l’officier, il avait surpris quelques allusions à un autre secret. Le militaire évoquait un « récent bouleversement » dans sa vie, un « tournant radical » qui avait changé son « être profond ». De quoi parlait-il ? De sa maladie et de son aggravation ? Il promettait de s’en ouvrir au jeune étudiant quand ils se rencontreraient sur la plage funeste.

Derrière ces mots, di Greco révélait une complicité ambiguë avec le jeune Wissa. L’amiral en vieil homosexuel refoulé ? Essayons ça : Grand Corps Malade donne rendez-vous au copte sur le Narval, l’endort d’une manière ou d’une autre, le ligote puis le torture à coups de pointes de fer ; il le viole ensuite avec une masse d’armes, lui arrache des organes, le transporte jusqu’au tobrouk.

Ça ne tient pas. Le timing d’abord : le vieil homme aurait exaucé ce cauchemar en une nuit puis aurait tranquillement regagné le porte-avions avant l’aube ? Impossible. La force physique ensuite : ce scénario demandait une énergie que le vieux briscard n’avait plus depuis longtemps. Le profil enfin : on ne devient pas un tueur psychopathe après la soixantaine. À moins que l’amiral n’ait eu des antécédents. Un passé guerrier qui aurait satisfait impunément sa soif de sang…

Il fallait creuser encore, demander de l’aide aux militaires eux-mêmes. À ce stade, les autorités ne pourraient plus lui refuser le dossier complet de l’amiral.

— Tu peux vérifier d’où étaient envoyés les mails de di Greco ? demanda-t-il pour revenir à des considérations concrètes.

— Techniquement, c’est facile. Sur le plan légal, ça sera plus hardos. Le serveur utilisé par di Greco est celui du porte-avions et…

— C’est prioritaire. (Erwan se leva.) Tu me copies tout ça sur une clé ?

— C’est comme si c’était fait.

L’Homme-Béquille sifflota en insérant la clé dans un des disques de son installation. L’ordinateur se mit à ronronner. L’assurance et la satisfaction de Branellec irritaient Erwan. Elles préfiguraient la conviction qui allait s’étendre dans toute la base.

Lui voyait pointer maintenant un autre scénario : di Greco s’était rendu sur le Narval mais Wissa n’était jamais arrivé, il avait fait une autre rencontre dans la lande ; l’amiral n’avait pas su protéger son disciple. Ce remords-là pouvait aussi expliquer son suicide.

Mais que signifiait « Lontano » ?

D’un geste, Branellec débrancha la clé USB et la lui tendit :

— Help yourself !

Se dirigeant vers le seuil, Erwan vit la pendule fixée au-dessus : 8 h 30. Devait-il livrer ces nouvelles données à Verny et aux autres — pour nourrir la conférence de presse ? Trop tôt. D’abord relire ces textes à tête reposée, les assimiler avant de rédiger une synthèse.

Il allait ouvrir la porte quand on frappa. Il tourna la poignée sans répondre. Michel Clemente, le légiste, se tenait sur le seuil. Il était drapé dans un trench trempé et portait un petit chapeau écossais à la Sherlock Holmes. Du pur comique involontaire.

— Qu’est-ce qui se passe ?

Le médecin tiqua devant le visage marqué d’Erwan.

— Vous avez une minute ? demanda-t-il enfin. Il faut que je vous parle.

Le flic jeta un œil à Branellec, qui n’avait même pas levé le nez de ses ordinateurs.

— Venez avec moi.