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— Durant toutes ces années, quelles étaient ses fonctions exactes dans la marine ?

— Aucune idée.

— Il n’a jamais fait du renseignement ?

— Aucune idée, je te dis. J’ai pas travaillé avec lui depuis l’Afrique si c’est ta question. Mais je connaissais ses valeurs : il n’a pas pu se suicider.

— Il s’est tiré une balle dans la tête cette nuit, sur le Charles-de-Gaulle.

— Absurde.

— C’est moi qui l’ai découvert dans sa cabine. Les analystes criminels sont en plein boulot, ils confirmeront cette version.

Erwan percevait la respiration de son père, lourde, lente. Un buffle au-dessus des terres fumantes d’Afrique.

— Tu crois qu’il est lié au meurtre ? reprit enfin Morvan.

— Peut-être.

— Un flic ne connaît que deux réponses : oui ou non.

— Di Greco conditionnait des élèves de la K76. Il les poussait à se mutiler, à endurer des épreuves, à s’aguerrir pour devenir des supersoldats. Il a peut-être rendu fou un des pilotes, qui s’est lâché sur Wissa. (Erwan ne croyait déjà plus à cette version mais il voulait sonder son père.) Y a autre chose : di Greco et Wissa échangeaient une correspondance plutôt… curieuse.

— Tout ça, c’est de l’indirect. Concrètement, qu’est-ce que tu as ?

— Ils avaient rendez-vous la nuit du meurtre.

— Et alors ? Ils se sont vus ? Où sont tes preuves ?

Erwan éluda la question :

— Le suicide de di Greco va être annoncé ce matin. Son acte est déjà considéré comme un aveu.

— Ça va pas, non ? Laisse-le en dehors de tout ça.

— Pourquoi ?

— Il n’est pour rien dans ce merdier. C’est lui qui m’a appelé. Il voulait boucler cette enquête au plus vite et il m’a demandé un flic en béton pour diriger la procédure. Vous allez salir sa mémoire alors que le vrai assassin court encore.

— Est-ce que le nom de Lontano te dit quelque chose ?

Cette fois, le silence prit une profondeur abyssale. Il n’était pas si fréquent de surprendre la vieille barbouze.

— Tu sais ce que ça veut dire ou non ?

— Pas au téléphone.

— Donne-moi au moins une piste.

— Non. Je dois t’en parler de vive voix.

Le calme, la puissance dans le timbre : Erwan ne parviendrait jamais à une telle autorité. C’était la différence entre les vrais patrons et les suceurs de bitume comme lui.

— Revenons à l’essentiel, reprit son père. As-tu la moindre idée de l’identité du tueur ?

— Non.

— Alors tu rentres à Paris. Maintenant. Tu leur laisses le bébé et tu rappliques.

— Impossible. J’ai commencé l’enquête et…

— Tais-toi. Y a plus important à régler ici.

— Quoi donc ?

Son père parut prendre une inspiration puis cracha :

— Ta sœur a disparu.

— Je croyais que tu la faisais suivre.

— Justement. Mes gars l’ont perdue.

— Quand ?

— Hier après-midi. Elle les a plantés. Je suis inquiet.

— T’as checké son portable ?

— Je veux que ce soit toi qui t’en occupes.

— Pas question. Je finirai le boulot ici.

Il faillit évoquer la sinistre découverte de l’aube — les cheveux roux, les ongles noirs annonçant sans doute une prochaine victime — mais, pour une obscure raison, il se tut.

Morvan paraissait réfléchir.

— La conférence va mettre le feu aux poudres, répondit-il sur un ton plus posé encore. Les militaires et les gendarmes vont lancer les grandes manœuvres. Le Finistère sera sous haute surveillance. Reviens à Paris et occupe-toi de Gaëlle. Tu prendras une décision après ça.

— Et le délai de flagrance ?

— Quand l’histoire sera rendue publique, le parquet nommera un juge, tu le sais comme moi.

Son père avait raison. Après la conf’ il ne serait plus question de mener son enquête en solitaire, aidé par trois mousquetaires. Les politiques, les médias, l’opinion publique allaient faire pression. L’enquête virerait à l’affaire d’État.

— Je te propose un deal, continua Morvan. Reviens à Paris, retrouve ta sœur. Ensuite, si l’assassin n’est toujours pas identifié ou qu’on découvre un autre cadavre, tu retournes là-bas. Crois-moi, un jour ou deux de recul te feront du bien.

Erwan se posta face à la fenêtre et réalisa que la météo s’était encore plus dégradée. Des sentinelles baissaient les drapeaux, verrouillaient les fenêtres, condamnaient des portes. Avis de tempête confirmé.

Il fut soudain pris d’une lassitude extrême. Cette base militaire, ces soldats, ce pays… Il avait la nostalgie des ponts parisiens, de l’odeur de l’asphalte, des gaz d’échappement, des crimes familiers de la violence urbaine.

— Et Loïc ? demanda-t-il comme pour se donner une raison de plus de revenir.

— Je viens de le faire libérer.

— Comment ?

— T’occupe.

— Y aura une suite ?

— Non, mais le mal est fait. Ce con a signé sa conciliation de divorce. Sofia lui a arraché sa signature durant sa garde à vue.

Les plis mongols de ses yeux. Ses taches de rousseur. Ses cheveux de squaw. Son invitation à dîner…

— C’est plutôt une bonne nouvelle, non ?

— Le problème dans notre famille, c’est que personne ne comprend jamais rien.

— Prends le temps de nous expliquer.

— Reviens. On en parlera face à face. Tu veux la nationalité bretonne ou quoi ?

Erwan pesa encore une fois le pour et le contre : à Paris, il pourrait interroger le Vieux sur Lontano, il parviendrait peut-être à placer di Greco sur l’échiquier.

— Je serai là cet après-midi, dit-il enfin. On se voit à ton bureau et je repars aussi sec.

— Tu retrouves d’abord ta sœur.

— J’aurai mis la main dessus avant ce soir. Commence les réquises, les fadettes et le reste.

— Je t’attends place Beauvau à partir de 15 heures. Laisse-les se démerder !

Son père raccrocha. Erwan ne bougea pas, la tonalité dans l’oreille, les yeux brouillés par l’averse qui inondait les vitres.

Le Vieux.

Gaëlle.

Loïc.

Il eut soudain envie d’appeler sa mère pour compléter le tableau de famille. La ligne fixe de la maison. Maggie laissait toujours son portable au fond de son sac ou dans un tiroir. En tant qu’ex-hippie, elle se méfiait des appareils électroniques et de leurs ondes cancérigènes.

La sonnerie retentit. Pas de réponse. Jadis, il se serait inquiété. Le Padre l’avait-il assommée ? Blessée ? Tuée pour de bon ? Enfin, la boîte vocale. Erwan laissa un message en comprenant, les tripes serrées, que jadis, c’était maintenant.

Il avait toujours autant la trouille.

50

Di Greco suicidé : il ne pouvait le croire.

Morvan ne l’avait pas dit à son fils mais il était du même avis : impossible que ce ticket de sortie ne soit pas lié à la mort du gamin. Impossible aussi que leur rendez-vous n’ait aucun rapport avec le meurtre. Que signifiait ce bordel ?

La vieille endive avait toujours eu le chic pour se foutre dans des guêpiers de première, ou sombrer dans des états proches de l’internement. Quand il lui avait téléphoné, Morvan avait simplement eu peur. Passé un certain âge, l’appel à l’aide d’un ami ressemble toujours à une menace de chantage.

Son erreur avait été d’envoyer son fils. Pourquoi avait-il eu besoin d’impliquer sa famille ? Avait-il voulu, inconsciemment, rapprocher Erwan de son passé africain ?

Et Lontano : pourquoi l’amiral avait-il exhumé ces années maudites au moment de mourir ? Qu’avait-il voulu dire ? La culpabilité ressurgissait-elle au seuil de la mort ? Dans ce cas, lui ne craignait rien car les remords ne l’avaient jamais quitté.