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Son chauffeur l’arrêta place d’Iéna. Trop tard pour renoncer à son projet matinal : visiter la Vierge de glace.

Sofia Montefiori vivait toujours dans l’appartement que Loïc et elle avaient acheté à l’époque où elle était enceinte de Lorenzo. Rien qu’à considérer la façade de l’immeuble, Morvan sentit sa détermination revenir : pas question de briser ce patrimoine. Lui qui avait partagé sa vie avec une gorgone pour préserver le sien, il ne pouvait imaginer que des écervelés pourris-gâtés par la vie décident de se séparer à la moindre discorde.

Il utilisa sa clé universelle pour pénétrer dans le hall puis obtint le deuxième code par la concierge. Il se souvenait de l’étage : quatrième. Ascenseur à l’ancienne, porte grillagée, boiseries vernies, tout ce qu’il aimait. Lui, le gamin de nulle part, n’avait jamais trouvé mieux pour se rassurer que la douceur du luxe.

Il rajusta son nœud de cravate dans l’étroit miroir de la cabine. Pour affronter l’héritière des Montefiori, il fallait être au top de son charme.

La Philippine qui lui ouvrit le reconnut et le fit entrer à regret. D’après ses souvenirs, il y en avait trois qui bossaient ici à temps plein — ce qui, pour une mère inactive avec deux enfants, faisait pas mal de monde. Mais Sofia concevait ainsi son rôle de femme au foyer.

Une fois, elle lui avait dit : « Je suis crevée : j’ai dû tout expliquer à la nouvelle nounou. » Sofia ne percevait pas le ridicule de telles phrases : elle était née dans la soie et mourrait dans du cachemire, en critiquant encore sa texture. Mais Morvan aimait chez elle une vérité souterraine : sa grâce, son élégance, son assurance étaient l’œuvre d’un seul homme, son père. Une brute qui avait fait fortune dans la ferraille et qui, aujourd’hui encore, ne devait pas vraiment savoir lire ni écrire.

Il traversa le vestibule, grand comme un salon, puis accéda au séjour, vaste comme une salle de concerts. Hautes fenêtres, parquets en point de Hongrie, mobilier design — le soleil était compris dans le forfait. Il paraissait s’inviter avec plaisir par les larges ouvertures, circulant à son aise dans ces espaces où meubles et sols lui renvoyaient des reflets d’une qualité particulière.

Morvan contempla ce décor avec satisfaction. Indirectement, c’était aussi son œuvre. Il fantasmait déjà sur ce mirage quand il n’était qu’un exilé miséreux au Zaïre. À l’époque, il se prétendait encore de gauche mais il lisait Les Beaux Quartiers de Louis Aragon et rêvait de ces lieux où « les tapis sont épais » et où « de petites filles courent pieds nus dans de longues chemises de nuit ».

— Nonno !

Ses petits-enfants venaient d’apparaître dans leur tenue d’écoliers. Bilingues, ils avaient pris l’habitude d’utiliser le mot italien pour « grand-père ». Il n’avait rien contre. Au contraire…

Ils bondirent vers lui avec enthousiasme. Morvan leur ouvrit les bras. Cette seule embrassade racheta sa nuit de merde. Durant une seconde, il se sentit fort et valeureux.

— Qu’est-ce que tu fous là ?

Il reposa les anges et considéra Sofia dans l’encadrement de la porte. Elle portait un pyjama de soie blanche froissée et des chaussons tibétains doublés de fourrure — Morvan avait les mêmes, ainsi que tous les membres du clan : cadeaux de Loïc.

Pas le moins du monde gênée d’être surprise dans cette tenue, elle était superbe.

— Si t’es là pour Loïc, sa garde à vue finit aujourd’hui. Je l’ai vu tout à l’heure.

Le monde à l’envers : c’était l’Italienne qui lui donnait des nouvelles de la maison poulaga.

— Tu m’offres pas un café ?

Sofia regarda sa montre :

— J’ai pas trop le temps, là : j’ai rendez-vous.

— Un cours de Pilates, peut-être ?

La vanne lui avait échappé. Elle eut un geste de lassitude.

— Viens dans la cuisine.

Ils avaient toujours partagé une étrange familiarité, inexplicable en surface mais compréhensible en profondeur. La comtesse avait hérité une part de la brutalité, de la moralité louche de son père. Cet atavisme était tout de suite entré en résonance avec le Vieux.

Elle confia ses enfants aux pinay (c’était ainsi qu’elle appelait ses Philippines, comme on le faisait au pays) qui se tenaient prêtes près de la porte, puis elle le rejoignit dans la cuisine — un laboratoire lisse et immaculé où la nourriture semblait être avant tout affaire de chiffres, de chimie et de parcimonie. Morvan s’installa sur un tabouret, s’accoudant au bloc central couvert d’un granit brésilien. Il se sentait mieux ici que dans les autres pièces de la maison. Avec ses cent kilos bien pesés, il préférait se confronter à ces matériaux bruts plutôt qu’aux machins raffinés du salon.

— Ils ont école le mercredi ?

— Ils vont au catéchisme.

Sofia attrapa une cafetière italienne et le servit.

— De quoi tu voulais parler ?

— De votre divorce.

— C’est plié. Loïc a signé la…

— Je suis au courant.

— Alors quoi ?

Il tournait sa cuillère dans sa tasse — geste purement symbolique : il ne prenait pas de sucre.

— T’es sûre de ta décision ?

— C’est une blague ?

— T’as pensé aux enfants ?

— Une autre blague ?

Elle se servit à son tour. Un breuvage d’un vert mordoré passa d’un thermos chromé à une petite tasse de grès.

— Loïc les verra régulièrement, fit-elle après avoir bu une lampée de chat. Il est pas en état de faire beaucoup plus. Tu le sais comme moi.

— Mais… et votre histoire ? Tout ce que vous avez construit ? Vous ne voulez pas vous donner une deuxième chance ? Vous…

Elle posa sa tasse avec violence :

— Grégoire, t’es pas venu chez moi à une heure pareille pour me parler d’amour !

— Et votre patrimoine ?

— On est mariés sous le régime de la communauté réduite aux acquêts. Je renonce à tout ce qu’il a pu gagner pendant notre mariage. Il me cédera l’appartement. Le deal est équitable.

— Tu sais ce que disait Aristote ? « La somme des parties n’est jamais égale au tout. »

Elle soupira :

— Où tu veux en venir ?

— T’as pensé aux enfants ? À ce que vous leur laisserez ? Si vous restez mariés, vous bénéficierez vous-mêmes d’un solide héritage et…

Sofia plaqua ses deux mains sur la pierre glacée :

— De quoi tu parles, nom de dieu ? Mon père et toi, vous avez toujours été contre ce mariage. Vous vous êtes toujours haïs et vous étiez verts à l’idée que vos deux fortunes puissent un jour se réunir.

— Ton père et moi, nous sommes le passé. Je te parle de votre avenir.

Elle se pencha vers lui, avec son air eurasien et ses taches de rousseur. Un mélange enjôleur contrecarré par la colère des pupilles, dorées comme des dos d’abeille.

— Les enfants ne seront jamais lésés : ils sont ma priorité absolue.

Morvan quitta son tabouret en capitulant :

— Je devais t’en parler une dernière fois.

Sofia l’observa d’un œil soupçonneux :

— T’as une sale gueule. T’as passé la nuit dehors ?

On ne pouvait rien cacher à la Florentine.

— Le boulot. Te casse pas, je connais le chemin.

Une fois dehors, il évalua ses sensations : chaleur des enfants, froideur de la mère. Il ne s’avouait pas vaincu. Il devait trouver, d’une façon ou d’une autre, une solution pour éviter la séparation des biens. Comme tous les gosses de riches, Sofia ne soupçonnait pas les enjeux troubles et dangereux du monde dans lequel elle vivait — et dont elle était, à son insu, le pur produit.