Выбрать главу

Il vérifia son portable. Déjà plusieurs messages : la routine des plaintes et des réclamations. Il se dirigea vers sa voiture. Un torrent de merde l’attendait pour une partie de rafting en solitaire.

51

Dernier inventaire avant liquidation. Erwan, Verny, Le Guen et Archambault avaient préféré se réunir loin de la base. Ils suivaient maintenant le gardien ensommeillé à travers les couloirs de la petite mairie de Kaerverec. Ils se décidèrent pour la salle des fêtes — pièce sinistre aux voilages gris qui ne méritait pas vraiment son nom.

— Asseyez-vous, ordonna Erwan.

Ils déplacèrent des tables pour former une microsalle de classe. Erwan s’éclaircit la gorge et commença par résumer ce que tous savaient déjà : les faits et gestes supposés de Wissa durant la nuit du vendredi, le raid clandestin de di Greco et sa correspondance ambiguë avec le copte, la culture de la violence de la K76, le profil inquiétant des Renards et les mutilations très spécifiques subies par la victime.

Durant quelques secondes, il laissa reposer ces éléments. Verny prenait des notes, toujours en vue de la conférence de presse. Le Guen crayonnait sur sa table, dans le rôle taciturne du mauvais élève. Archambault laissait ses grandes jambes trépigner, comme désolidarisées de son corps. En soixante-douze heures, ces gars-là avaient vieilli de dix ans. Livide sous les plafonniers, leur expression était sinistre.

Erwan reprit la parole pour évoquer la découverte des ongles et des cheveux apparemment féminins dans l’abdomen de Wissa, en lieu et place des organes volés. Ce nouveau scoop produisit son effet : les gaillards se mirent à s’agiter sur leurs chaises comme s’ils cherchaient à se réveiller d’un cauchemar.

— A priori, on peut supposer qu’il y a une autre victime dans la nature. Ou que le meurtrier sait déjà qui il va tuer dans les prochains jours.

Verny leva la main :

— Je dois en parler aux journalistes ?

Erwan sourit :

— Tout dépend du degré de panique que vous voulez provoquer.

— Sérieusement.

— Je vous le déconseille : moins les médias en sauront, mieux on se portera.

— Et di Greco ? demanda Le Guen.

Erwan prit son souffle et fit un portrait mi-réel, mi-fantasmé de l’officier. Il le décrivit comme un vieil homme autoritaire et malade, claquemuré dans sa cabine. Une sorte de gourou maléfique responsable du pourrissement des esprits de la K76.

Le Guen et Archambault échangèrent un coup d’œil : malgré tout, ils n’aimaient pas qu’on parle ainsi de Kaerverec et de son chef spirituel.

— Concrètement, reprit Verny, vous pensez qu’il est l’assassin ?

Erwan venait de parler à Thierry Neveux. L’analyste criminel lui avait confirmé que les traces de poudre sur la main de di Greco prouvaient le suicide. Par ailleurs, le premier décryptage de son ordinateur avait révélé que l’amiral recevait les bilans de l’enquête régulièrement envoyés par Verny aux autorités militaires (Erwan ignorait l’existence de ces messages et il aurait pu engueuler le gendarme mais on n’en était plus là).

— Ces deux faits, continua le flic après les avoir exposés à son auditoire, l’accusent. D’autant que selon les premières constatations du légiste, di Greco est mort aux environs d’une heure du matin. Or, c’est à ce moment précis qu’il a reçu un message concernant le témoignage de Frazier qui l’incriminait.

— Ce suicide pourrait donc passer pour l’aveu d’un homme acculé, conclut Erwan.

— Vous n’avez pas l’air d’y croire, remarqua Archambault.

— Non. D’une façon générale, tous les liens qu’on a pu imaginer entre le meurtre de Wissa et le bizutage ou la personne de l’amiral sont à oublier. Les nouveaux échantillons prouvent qu’on a affaire à un tueur organisé, qui a tout prémédité. Un homme d’une grande intelligence et d’une force physique peu commune. Un prédateur qui connaît la région, qui possède des connaissances médicales et qui sait passer inaperçu. Même si di Greco était toujours vivant, il ne correspondrait pas au profil.

Verny, maussade, se fit l’avocat du diable :

— Un élève de la base ?

— C’est une piste que je n’exclus pas mais sans plus. Malheureusement, l’enquête est plus ou moins revenue au point zéro. Wissa était nu, épuisé, vulnérable : il est tombé sur le pire prédateur qu’on puisse imaginer et à mon avis, il a ouvert le bal.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Que les meurtres ne font que commencer.

Ses compagnons se tortillèrent encore sur leur chaise. Ils portaient leur long ciré noir, celui qu’ils arboraient lors du premier rendez-vous. Erwan se dit avec tristesse qu’ils n’avaient pas avancé d’un pouce depuis leur entrevue à La Brioche dorée.

— Concrètement, qu’est-ce qu’on fait ? s’impatienta Archambault.

— La prochaine onde de choc sera la conférence de presse. La pression va redoubler. Des renforts vont arriver. Vous allez devoir briefer les nouvelles troupes, rendre des comptes à tous, peaufiner un dossier pour le juge qui va être nommé sous peu. Tout ça va considérablement ralentir l’enquête.

— Pourquoi vous dites « vous » ? demanda Le Guen, l’air suspicieux.

— Parce que je rentre à Paris. C’est à vous de jouer. Vous reprenez le bébé et vous travaillez en collaboration avec le magistrat.

Le trio parut abasourdi.

— Les rats quittent le navire, cingla Le Guen.

Erwan sentit monter sa colère et s’efforça de revenir à la température réglementaire. Il avait déjà appelé la substitute du procureur et le colonel Vincq pour les prévenir : sonnés, ils n’avaient même pas réagi.

— Je n’ai pas dit que je n’allais pas revenir. Tout dépend de mes ordres à Paris et de l’évolution de l’affaire.

— Vous voulez dire… si on découvre un autre corps ?

— Exactement.

Le Guen se leva avec humeur :

— Alors quoi ? On attend les bras croisés qu’un autre cadavre fasse surface ?

— J’espère que le tueur sera identifié avant.

Erwan se fit penser à un homme politique qui balance des promesses auxquelles personne ne croit, même pas lui.

— Vous n’avez rien dit sur le mot étrange qu’a laissé di Greco : « Lontano »…

— J’ai fait des recherches cette nuit et pour l’instant, je n’en sais pas plus. En revanche, j’ai une source à Paris qui pourra me renseigner.

Leurs yeux s’allumèrent : le flic ne les abandonnait pas totalement.

Le Homard demanda, d’un ton plein de rancœur :

— Pourquoi vous partez aussi vite ?

Sa sœur disparue. Son frère sortant de garde à vue. Sa mère aux abonnés absents. Son père peut-être mouillé, à un degré quelconque, dans ce chaos…

— Raisons familiales.

Quand ils sortirent, la tempête semblait être passée et le soleil pointait derrière les maisons noires, jetant un violent clair-obscur sur tout le village.

Erwan avait demandé qu’on lui amène sa voiture. L’idée de prendre le volant lui foutait les nerfs en pelote — il aurait adoré, comme Kripo, s’avachir dans un siège d’avion et rejoindre Paris en une heure. Il salua tout le monde, essayant de faire passer dans sa poignée de main l’affection qu’il éprouvait pour ses partenaires.

Erwan démarra sans regarder son rétroviseur : il ne voulait pas voir les mousquetaires lui faire des signes de la main comme les membres d’une famille de province qu’on quitte à regret (mais aussi avec soulagement). Des têtes de nœud qu’il avait fini par apprécier et auxquelles il penserait souvent.