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La voix de Maggie, imperceptiblement, changea, comme si Morvan était entré dans la pièce :

— Je n’aimais pas qu’ils se voient… Il avait une mauvaise influence sur ton père…

Erwan faillit éclater de rire.

Une question lui échappa, hors du contexte, mais qui lui brûlait les lèvres depuis des années :

— Qu’est-ce qui s’est passé entre vous, en Afrique ?

— Je comprends pas ta question.

— Vous vous êtes rencontrés et vous avez décidé tout de suite de vous marier ?

Elle eut un rire bizarre :

— On était amoureux…

— Ça n’a pas dû durer longtemps.

— Tu te trompes. L’amour est toujours là. C’est différent, c’est tout.

— Jamais je ne pourrai te suivre.

— Ton père est malade.

Erwan arpentait de plus en plus nerveusement le parking. Le grondement des voitures vibrait sous ses tempes. Le ciel était bleu mais il avait la dureté d’un métal en fusion.

— Tu invoques toujours l’excuse de ses nerfs, reprit-il comme un gamin qui chercherait la bagarre. C’est peut-être juste un salopard qui cogne sa femme, non ? Au 36, il y en a beaucoup comme lui. Crois-moi, ces enfoirés ont rien à voir avec Artaud ni Althusser.

Le poète et le philosophe étaient les grands héros de sa mère. Deux intellectuels qui avaient fini leurs jours en asile psychiatrique — avec un petit plus pour le second : il avait étranglé sa femme un jour de crise en 1980.

— C’est ça le plus triste. Tu ne nous as jamais compris.

— J’ai partagé votre quotidien pendant près de vingt ans.

— Tu n’en connais qu’une partie. Tu ne sais pas ce qui se passe dans l’intimité d’un couple.

— Épargne-moi les détails.

— On a toujours fait chambre à part, rétorqua-t-elle en baissant la voix. Mais dans le secret de la nuit, la violence révèle son vrai visage…

Il s’enfonçait dans ses confidences comme dans un marécage. Le timbre de Maggie, à la fois murmuré et proche, était hypnotique.

— Faut que je raccroche, là. Je suis en plein boulot et…

— Vous ne connaissez que la version diurne de sa maladie. La nuit, on se rend compte qu’il est réellement… possédé.

Erwan revint vers sa voiture et ouvrit sa portière.

— Maggie, je te rappelle, je…

— Tu te souviens quand il plaçait son arme sur la table avant les repas ?

— Comment je pourrais oublier ça ?

— Une nuit où nous étions seuls, il m’a tiré dessus.

Erwan s’appuya sur le toit de sa Volvo, coudes en avant, et baissa la tête entre ses bras. Le passé de son père, c’était comme les archives du nazisme : on peut gratter, on trouve toujours une nouvelle abjection, une horreur inédite. La source n’était jamais tarie.

— Tu… tu as été blessée ?

— L’arme était chargée à blanc. Je me suis évanouie et j’ai fait sous moi.

Il eut l’impression que des lividités cadavériques recouvraient son âme.

— Je raccroche…

— Il m’a humiliée des mois et des mois avec cette histoire.

— Pourquoi tu me racontes ça ?

— Pour que tu comprennes qu’il n’est pas juste violent : il est fou.

— Qu’est-ce que ça change ?

— Tout. Il n’est pas responsable de ses actes.

— Dans ce cas, il faut l’interner.

— Dis pas n’importe quoi.

Son ton signifiait : « Que ferait la France sans Morvan ? »

Le café qu’Erwan venait de boire lui remonta dans la gorge. Il ne savait pas ce qui le rendait le plus malade : son père, sa mère ou leur entente délirante.

Il allait vraiment raccrocher quand il décida de poser la question au hasard :

— Lontano, ça t’évoque quelque chose ?

— Bien sûr, c’est la ville qu’on habitait là-bas.

— Au Katanga ?

— Une ville nouvelle construite avec les bénéfices des mines. Une ville de colons. J’y vivais avec toute ma famille.

Une fois, son père lui avait dit : « Ta mère est la fille exsangue d’une famille de consanguins d’origine wallonne qui moisit depuis plus d’un siècle au Zaïre. Elle est à la fois belge et congolaise. Deux tares pour le prix d’une ! »

— Avant de se suicider, di Greco a écrit ce nom sur une feuille, pourquoi à ton avis ?

— Mais… je ne sais pas.

— C’est le dernier mot qu’il a choisi avant de mourir : il a bien dû se passer quelque chose d’exceptionnel dans ce bled, non ?

— Peut-être pour lui… Je te répète que je le connaissais très peu.

— Réfléchis. Tu te souviens pas d’un événement spécial ?

Elle eut un soupir qui était aussi un sourire — elle prit sa voix tout droit d’Ibiza :

— Je ne m’en souviens que d’un seul, très important, mais pas pour di Greco.

— Lequel ?

— C’est là-bas que tu es né, mon chéri.

53

Morvan se réveilla en sursaut. Un bref instant, il crut qu’il était frappé à la fois d’amnésie et de tétanie. Mais il s’ébroua et retrouva ses facultés. Coup d’œil à sa montre : midi dix ! Il reconnut son bureau de la place Beauvau. Bon dieu de merde. Il avait dû s’asseoir dans son canapé et s’était simplement endormi. Comme un vieux !

Personne n’avait osé le déranger — et surtout pas sa secrétaire qui attendait toujours qu’il se manifeste pour esquisser le moindre mouvement. Il n’avait même pas entendu la sonnerie de son portable…

Il étouffa un nouveau juron puis s’arracha du sofa. Son premier réflexe fut d’écouter ses messages. Pas la moindre nouvelle de Gaëlle ni d’Erwan. Il vérifia les télex de l’État-major : le flux ordinaire. Il allait devoir lancer les grandes manœuvres.

Son téléphone vibra — il mit plusieurs secondes à le trouver : il était glissé entre les coussins. Maggie. Putain, la journée commençait décidément mal.

— Je viens d’avoir Erwan, fit-elle sans même lui dire bonjour. Il m’a questionnée sur Lontano.

Morvan se passa la main sur le visage.

— Il m’a appelé aussi. Je gère. Qu’est-ce que tu lui as dit ?

— Qu’il était né là-bas.

Il s’approcha de la fenêtre et s’aperçut qu’il faisait beau. Cette simple constatation lui crispa le cœur. Il aurait voulu qu’un orage roule ses nuages au-dessus des toits et que des pluies torrentielles engloutissent la ville.

— Et toi ? reprit-elle.

— Rien. J’attends de le voir.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire avec di Greco ? Cette connerie de mot ?

— Je ne sais pas. Je m’en occupe.

— Ça a un lien avec l’affaire d’Erwan ?

— Je l’attends. Il va m’expliquer.

Silence de Maggie. Puis :

— Je te jure que si ce vieux fou a écrit ça pour réveiller le passé, je creuserai sa tombe et lui arracherai les yeux de mes propres mains.

— Je te dis que je gère.

Il raccrocha violemment et eut une fulgurance : il avait rêvé de Lontano, il en était sûr, mais pas moyen de se souvenir d’autre chose. Pourquoi le Zaïre refaisait-il ainsi surface ? Qu’avait voulu dire di Greco ? Maggie se trompait. L’amiral n’avait pas voulu exhumer les crimes de jadis. Il lui avait adressé un message, à lui et à lui seul. Mais lequel ?

Il se passa la tête sous l’eau puis régla la climatisation en mode frigo. Il balaya le nom honni et se concentra sur l’urgence : Gaëlle. Attrapant son téléphone fixe, il contacta plusieurs de ses hommes. Il choisit, par principe, d’autres gars que ceux qui s’étaient fait planter par la gamine. Il leur ordonna de décrypter ses appels, ses connexions Internet, les mouvements de son compte en banque, ses allées et venues en Vélib (mademoiselle faisait du vélo), les appels téléphoniques et mails de ses proches, de checker les compagnies de taxis… Il exigea aussi qu’un avis de recherche et un appel à témoins soient diffusés à l’échelle de Paris. Il n’était plus temps de jouer les pères pudiques.