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Une fois cette machine lancée, il revint à Lontano. Il chaussa ses lunettes et se connecta sur Google. Il doutait qu’un fait nouveau se soit produit autour de ce trou perdu mais sait-on jamais.

Pas une ligne, pas un mot sur « son » Lontano. Les cendres de jadis étaient bien froides. À l’heure actuelle, l’ancienne cité n’était plus qu’un champ de ruines rongé par la brousse, planté au cœur d’une zone de guerre. D’ailleurs, s’il s’y était passé quelque chose, il en aurait été le premier informé.

Le téléscripteur bourdonna. Morvan jeta un œil sur les lignes imprimées et son souffle s’arrêta. D’un geste, il arracha la feuille et lut avec attention : le corps d’une jeune femme — entre vingt-cinq et trente ans — venait d’être découvert au fond d’une des anciennes baies d’aération du bas-quai des Grands-Augustins, juste en face du quai des Orfèvres. Le cadavre avait été aperçu par des touristes en bateau-mouche aux environs de 11 heures — une des premières balades fluviales de la journée —, provoquant une onde de panique. La police avait débarqué. Tout trafic fluvial était suspendu jusqu’à nouvel ordre.

Le télex ne disait rien de plus. Pas de signalement de la victime. Aucune précision sur la cause de la mort. Pas un mot sur la position de la dépouille ni sur la manière dont on l’avait placée dans la cavité.

Morvan reprit son téléphone. En moins de cinq minutes, il obtint les coordonnées du capitaine Sergent — le nom sonnait comme une blague —, « diligenté pour procéder aux premières constatations sur la scène de crime ».

L’OPJ répondit à la deuxième sonnerie. Une bleusaille de la BC qui ne voyait pas qui était Morvan et ne connaissait que son fils, Erwan. Le gars paraissait totalement dépassé par la situation. Pire encore, il prit le préfet de haut, refusant de lui livrer la moindre info par téléphone.

Le Vieux, tout en s’efforçant de rester calme, lui fit comprendre que s’il continuait sur cette voie, il allait se retrouver au service études et statistiques de la préfecture plutôt que sur le meurtre le plus brûlant de la fin de l’été.

— La fille a été identifiée ?

— Pas pour l’instant, bredouilla l’autre. Elle est nue et couverte de blessures et…

— La couleur des cheveux ?

— Rouges.

— Rouges ?

— Enfin, roux. Mais il ne lui en reste plus que la moitié.

La pression sur sa cage thoracique se relâcha.

— Des signes particuliers ?

— Pour l’instant, on voit rien. Le corps est toujours encastré, replié sur lui-même, et sa peau est très abîmée. On lui a labouré la chair et…

— Des tatouages ?

— On en a déjà repéré quelques-uns. Les lettres O-U-T-L-A-W dans le cou…

Ses poumons se dilatèrent pour de bon : Gaëlle ne portait pas la moindre inscription sur la peau. Elle avait décrété que cela pouvait limiter le « champ des opportunités dans son métier ». Ils avaient échappé à cette connerie — une fois n’est pas coutume.

Mais un nouveau malaise pointait déjà.

— Elle en a un aussi sur la hanche : une tête bizarre de barbu…, ajouta l’OPJ.

Sa respiration s’arrêta encore une fois.

Avril 2009. Il faisait alors partie d’une commission des libérations conditionnelles. La môme à l’époque avait déjà purgé une peine de trois ans de sûreté à Fleury pour attaque à main armée, violences aggravées et association de malfaiteurs. Il lui avait demandé, devant les autres membres de la commission et le juge d’application des peines, qui était le personnage que son tee-shirt trop court révélait sur sa hanche gauche. Il entendait encore sa voix, rauque et craquante : « Charles Manson. »

Morvan lui aurait bien foutu une paire de claques. D’abord, parce que se tatouer le visage d’un taré sadique et illettré n’est pas un acte rebelle mais une connerie. Ensuite, parce que l’avouer devant le groupe susceptible de vous trouver un toit et un boulot est plus stupide encore. Pourtant, lors des délibérations, il l’avait défendue avec éloquence. Il sentait cette petite. Il avait obtenu sa conditionnelle.

« Tu aurais dû dire que c’était Marx », lui avait-il reproché plus tard, à quoi elle avait rétorqué :

« Un autre gourou criminel, non ? » Encore une connerie, pourtant la punkette lui plaisait. Elle débordait d’une énergie brutale, mal canalisée mais prometteuse. Il l’avait logée, aidée, fait embaucher. Au fil de leurs rencontres, il avait eu le loisir de remarquer ses autres tatouages, dont le mot OUTLAW dans son cou.

— Les techniciens de l’IJ ont terminé les premiers prélèvements, continuait le capitaine. On a ses empreintes : ça sera facile de l’identifier si elle est déjà fichée.

— Pourquoi elle le serait ?

— Je sais pas…, se reprit aussitôt le jeune flic. Les tatouages, les cheveux rouges… Elle a aussi les ongles vernis en noir.

La voix du flic lui paraissait lointaine. Il était toujours en 2009. Malgré ses vingt-trois ans, la gamine n’en paraissait pas plus de seize. La frontière imaginaire du désir à ses yeux. Et celle de la protection qu’il pouvait lui apporter. Depuis ce jour, il lui accordait au moins un déjeuner par mois, lui filant de l’argent à l’occasion. Il ne l’avait jamais touchée. Ce qu’il aimait, c’était jouer au pygmalion. Se désaltérer à cette source de jeunesse.

— Les pompiers vont la désincarcérer ?

— C’est en cours. Mais la baie est située à deux mètres de hauteur et…

— Attendez-moi pour ça.

— Mais…

— J’arrive avec le commissaire divisionnaire Fitoussi.

— Je comprends pas…

Morvan prit son ton bienveillant — le gars omnipotent mais sympa :

— Y a pas mal de choses que t’as pas comprises, petit. La fille s’appelle Anne Simoni. Elle a vingt-six ans et elle a fait de la taule à la suite d’un casse avec violences. Aujourd’hui, elle est, enfin, elle était totalement réhabilitée. Elle travaillait même à la préfecture de police, au service des cartes grises.

— Vous… vous la connaissez ?

— Vous bougez plus. Je serai là dans une demi-heure.

Il raccrocha et s’effondra sur son siège — un fauteuil qu’il avait fait renforcer lui-même avec des chevilles de chantier et des lamelles de carbone pour qu’il supporte son poids.

Cette sinistre découverte révélait plusieurs vérités.

La première : le tueur qui venait de frapper était aussi l’assassin de Wissa Sawiris. Les cheveux roux et les ongles noirs étaient ceux d’Anne Simoni, aucun doute là-dessus. Pour l’instant, Morvan ne voulait pas réfléchir aux conséquences de ce fait — tueur en série, préméditation, extrême organisation, liste macabre qui ne faisait que commencer…

L’autre vérité, c’est qu’on voulait l’impliquer, lui. Après la chevalière à Sirling (qui sait, le tueur avait peut-être laissé d’autres indices détruits par le missile), le choix de la petite Simoni était une autre manière de l’atteindre.

Cette fois, on allait faire le lien avec lui. S’apercevoir qu’il avait été l’artisan de son embauche à la préfecture, qu’il s’était porté caution pour son appart. On allait remonter ses mails et ses appels. Tout un tas de petites choses qui laisseraient croire aux enquêteurs que la gamine était sa maîtresse. On allait l’interroger, le suspecter, lui flairer le cul…