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Il était certain que d’autres indices l’accuseraient, sur la scène de crime ou dans l’appartement de la môme. Il n’était plus question de parano : une vengeance était en marche. De qui ? De quoi ? Pas la peine de se casser la tête à ce sujet. Ce qu’il fallait retenir, c’était qu’on allait le détruire en utilisant ses propres méthodes, bruits de chiottes et fausses preuves à l’appui.

Il ne pensait déjà plus à lui mais à son œuvre. À tout ce qu’il avait construit — pouvoir et fortune — au nom de ses enfants. C’était ce royaume qui était menacé. Un écheveau de combines et de dossiers patiemment mêlé depuis plus de quarante ans était sur le point de s’écrouler. Il en avait perçu les premières fissures. C’était maintenant tout un bloc qui s’effondrait.

Il se dévêtit à nouveau et ouvrit son placard. Costume sombre fil à fil, bretelles, chemise bicolore, cravate noire. Respect pour les morts. Depuis l’Afrique, il n’avait jamais contemplé un cadavre dans une autre tenue.

Avant d’attraper ses clés, il s’assit derrière son bureau, coudes plantés sur la table, front baissé contre mains jointes. Il pria à mi-voix, y mettant toute son âme. Sous ses paupières fermées, il lui semblait voir la prostituée géante qui symbolise, dans l’Apocalypse de saint Jean, la ville de Babylone, la « mère des impudiques et des abominations de la terre ». Le « mystère de la femme et de la bête qui la porte, qui a les sept têtes et les dix cornes » était là, devant lui. Son œuvre. Son empire. Sa faute. Il allait enfin payer pour ses péchés.

En guise de prière, il répétait du bout des lèvres, et en boucle, le célèbre verset de l’Apocalypse, qui lui paraissait résumer son avenir proche :

— « La bête que tu as vue était, et elle n’est plus… »

54

À Cent bornes de Paris, son portable vibra. Erwan était si tendu au volant qu’il eut l’impression que c’était la terre qui tremblait.

— J’ai du nouveau.

Il s’attendait à un appel de son père, de sa mère, ou de Kripo. C’était Thierry Neveux, l’analyste criminel de Rennes. Sa voix paraissait surgir d’un autre monde — d’un passé déjà lointain.

— Les pointes extraites de la chair de Wissa, on a réussi à les identifier.

— C’est quoi ? Des aiguilles ?

— Des clous.

— Jusqu’à présent, on parlait de fragments d’armes blanches, de masse d’armes, de débris de béton armé.

— On avait tort. Les pointes qui étaient à la surface de la peau ont été expulsées par l’explosion. Par ailleurs, elles étaient brûlées et déformées. Mais celles qui étaient enfouies dans les chairs sont en meilleur état. Aucun doute : ce sont bien des clous de différentes tailles, de différents modèles. Ils ont encore leur tête, marquée par un poinçon.

Des clous. Ce seul mot sonnait comme une malédiction. Impossible de ne pas songer à l’affaire qui avait fondé la gloire de Morvan Senior et marqué l’histoire de leur famille.

— Y a autre chose, continua l’ANACRIM. Clemente a reconstitué le corps, on a pu repérer des zones de concentration des blessures — c’est-à-dire des clous. Un foyer dans la joue. Un autre sous la gorge, descendant sur l’épaule, un autre encore dans le dos. Selon Clemente, y avait aussi plantés là des tessons de verre, des lames de fer…

Erwan voyait la route osciller à travers le pare-brise :

— Ça fait trois jours que l’autopsie est commencée et vous me sortez ça maintenant !

— Clemente a procédé par ordre. Il a passé au moins une journée sur une partie de l’abdomen et…

— Ok, Ok… Quoi d’autre ?

— Une autre série devait orner le flanc gauche, au niveau de la hanche, mais la chair est labourée à cet endroit et…

— Pourquoi « orner » ?

— Je dis ça comme ça. Le corps donne plutôt l’impression, comment dire, d’avoir subi des éruptions, des sortes de poussées d’acné dont les boutons seraient des clous…

Dans d’autres circonstances, Erwan aurait été pris de dégoût mais une chose le frappait : c’était presque, mot pour mot, les termes que Morvan utilisait pour décrire les victimes de l’Homme-Clou, le tueur du Zaïre.

— Et ce n’est pas fini. On a bossé toute la matinée sur la position du corps en étudiant la manière dont les os des articulations étaient brisés…

— Et alors ?

— C’est pas certain à cent pour cent mais on pense que le cadavre, avant l’explosion, était replié, un peu comme une momie inca. On vous a envoyé plusieurs mails. Des schémas.

— Attendez.

Erwan mit ses warnings et s’arrêta sur la bande d’arrêt d’urgence. Il coupa le contact et ouvrit son ordinateur. Il ne mit que quelques instants pour accéder à sa boîte aux lettres. Parmi la cascade de mails, il alla droit à celui de Clemente. « Documents joints ». Encore quelques secondes à patienter, sur fond de vrombissement des bagnoles. Tic-tac-tic-tac… Il sentait les déclics pulser au fond de son estomac mais le vrai crochet à la mâchoire vint avec les images.

Le corps était assis, jambes repliées sous le menton, bras enserrant les genoux, nuque penchée et visage levé. Le dessin semblait représenter un nkondi, une des statuettes africaines collectionnées par son père. En fait, il évoquait plus encore les victimes de l’Homme-Clou — Erwan enfant avait pu en apercevoir quelques photos. Le visage meurtri, les grappes de clous, la position foetale, tout y était.

— Vous êtes là ?

— Je suis en train de regarder vos images.

— C’est complètement dingue. On pense qu’il lui a enfoncé au moins plusieurs dizaines de clous, de son vivant, dans chaque zone et l’a placé dans cette posture après sa mort. Ça vous parle ?

Quand Erwan était gamin, son père lui avait souvent raconté son enquête — sa « chasse au fauve ». Comment le tueur, un jeune ingénieur d’origine belge, perçait ses victimes de centaines de clous, reproduisant les sculptures sacrées de l’ethnie yombé du Bas-Congo. Comment, dans sa folie, il croyait se protéger des esprits malfaisants en transformant ces femmes en fétiches. Comment, après des mois d’investigation, Morvan avait fini par l’identifier et l’avait traqué jusqu’au cœur de la brousse, le long des pistes défrichées des scieries.

— Je vous rappelle, dit-il brutalement avant de raccrocher.

Il ouvrit sa portière et vomit son café d’un trait. Durant plusieurs secondes, les salves acides lui coupèrent le souffle. Bientôt, il n’eut plus rien à dégueuler mais resta ainsi, observant sa propre bile sur l’asphalte, les jambes flageolantes, le sang lui battant les tempes.

Depuis le départ, il avait tout faux.

Comment un tueur arrêté en 1971 pouvait-il ressurgir aujourd’hui ? En admettant qu’il soit encore vivant, avait-il été libéré ? Dans ce cas, il devait avoir plus de soixante ans. Pourquoi se jeter sur la première victime venue ? Et pourquoi dans la lande bretonne ? Quel était le lien avec la K76 ?

Di Greco ?

En une seconde, Erwan recomposa les éléments. Un imitateur connaissait l’affaire dans ses moindres détails et suivait le modus operandi du meurtrier. Seul problème : en France, personne, ou presque, n’avait entendu parler de cette histoire vieille de quarante ans qui s’était déroulée à sept mille kilomètres de là.

Autre scénario possible : son père s’était trompé, il n’avait pas arrêté le vrai coupable au Zaïre. Pour une raison inconnue, l’Homme-Clou reprenait du service aujourd’hui. Un volcan mal éteint s’était réveillé de la façon la plus brutale.

Quelle que soit l’option choisie, la possible culpabilité de di Greco regagnait des points. Marqué par le tueur — le futur amiral était au Zaïre quand l’Homme-Clou sévissait —, il avait voulu avant de mourir renouer avec ce sinistre héritage. Autre hypothèse, encore plus démente : di Greco avait toujours été le tueur du Katanga, épargné par Morvan, volontairement ou non. Au crépuscule de sa vie, il était revenu à ses premières amours.