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Il y avait une autre option, plus plausible : informé par Verny des détails de l’enquête, l’amiral avait discerné la main de l’Homme-Clou dans le meurtre de Wissa Sawiris, ou bien encore il avait vu quelque chose ce soir-là, sur la lande. Avec son mot, il avait simplement voulu adresser un message aux enquêteurs — Lontano, Erwan le réalisait maintenant, était la ville où l’assassin avait frappé. À qui au juste était destiné ce message ? À Morvan bien sûr. Le seul à connaître de bout en bout l’affaire. Avant de tirer sa révérence, l’officier avait voulu l’avertir.

Pour l’heure, c’était Erwan qui allait devoir reprendre l’enquête de zéro. Remonter l’histoire du criminel du Katanga. Retrouver sa carcasse vivante ou sa sépulture. Décrypter sa folie et son éventuelle influence sur d’autres esprits.

Il attrapa la bouteille d’eau qu’il avait achetée pour avaler ses médocs et se rinça la bouche. Il démarra en trombe, laissant de la gomme sur le bitume. Très vite, il atteignit sa vitesse de croisière — deux cents kilomètres-heure. Dans trois quarts d’heure, il serait à Paris.

Son téléphone portable était fermé, ainsi que son ordinateur et ses vitres. Personne ne pouvait le contacter. Personne ne savait où il était. Cette idée le rassurait. Il était parfaitement seul pour réfléchir mais justement, il ne devait pas réfléchir. Il devait rejeter toute question, toute spéculation jusqu’à Paris et sa confrontation avec son père.

II

TU

RETOURNERAS

À LA POUSSIÈRE

55

Le barouf était à son comble.

Les quais étaient fermés. Tous les flics et véhicules sérigraphiés du 36 semblaient être de sortie. Une ambulance, des camions de pompiers embouteillaient la rive gauche, du pont Neuf au pont Saint-Michel. L’ensemble était ficelé comme un paquet-cadeau avec du ruban de balisage : « Ne pas franchir. »

Son chauffeur l’arrêta au milieu du quai des Grands-Augustins. Tout se passait en contrebas, au plus près du fleuve. En descendant l’escalier vers la Seine, Morvan remarqua la plénitude de l’air, la douceur du soleil, en total désaccord avec l’atmosphère de panique qui régnait côté terre. La pierre brillait comme de l’argent. Tout était chaud, scintillant, léger. Ne manquaient que les baigneuses aux pieds nus, les pêcheurs, les joueurs de guitare, les promeneurs à l’ombre des boîtes en fer peintes en vert des bouquinistes, plus haut…

Jean-Pierre Fitoussi, le commissaire divisionnaire, l’accueillit en bas des marches. Livide, engoncé dans son costume noir, il se planquait derrière ses lunettes sombres de pilote d’hélicoptère.

— Juste en face de chez nous, grommela-t-il en ouvrant la marche. L’enfoiré a fait fort.

Morvan le suivit sans un mot. Dépassant la flicaille d’une tête, il pouvait déjà observer la scène. Le corps se trouvait approximativement sous le 35, quai des Grands-Augustins. Quasiment dans l’axe de l’entrée du 36, quai des Orfèvres, de l’autre côté de la Seine.

Malgré ses ordres, les pompiers étaient déjà en train d’extraire la dépouille de sa niche. Anne Simoni n’était pas seulement écorchée ou mutilée : ligotée en position accroupie, elle était transpercée par des centaines de clous, des fragments de miroir enfoncés dans les globes oculaires.

D’un coup, il comprit la signification du message de di Greco : la bête était de retour. Le cauchemar qui les avait possédés au Zaïre surgissait de nouveau. Comment était-ce possible ? Et comment l’amiral était-il au courant ? Morvan ressentit un nouvel impact, à la manière d’un direct décoché de nulle part. Erwan avait parlé de pointes de fer, d’ablation d’organes, de vestiges organiques cachés au fond des chairs… Comment n’avait-il pas fait le rapprochement ? Effet de l’âge : obnubilé par la disparition de Gaëlle, il avait perdu sa capacité d’analyse.

Les pompiers descendirent le corps avec d’extrêmes précautions. Autour d’eux, les techniciens de l’IJ — ceux qu’il surnommait les « Cotons-tiges » —, hissés sur des escabeaux, photographiaient chaque détail. Les miroirs dans les orbites lançaient des clins d’œil éblouissants à l’attention du 36.

Il y eut un mouvement d’effroi. Le public était pourtant constitué uniquement de pros, de flics expérimentés, de spécialistes qui en avaient vu d’autres, mais la morte appartenait à une autre dimension. Des clous lui hérissaient le crâne à moitié rasé. D’autres bourgeonnaient sur la nuque, l’épaule droite, le flanc gauche. Ces proliférations évoquaient une atroce maladie. Les poignets étaient ligotés avec de la vieille corde, enserrant aussi les jambes repliées sous le menton. L’ensemble de la dépouille formait un bloc d’horreur compressé.

— T’as déjà vu un truc pareil ? lui demanda Fitoussi.

Morvan ne répondit pas.

Dans l’assistance, il était le seul qui ait déjà vu ça.

La victime fut déposée sur une civière surélevée. Morvan avait envie de pleurer : à travers les mutilations, sous le sinistre retour de ses années les plus sombres, il disait adieu à cette môme décharnée. Ce n’était pas sa fille — personne ne prendrait jamais la place de sa fille —, mais elle était une de ces tristes demoiselles des faux départs et des rendez-vous manqués. Celles pour qui il aurait donné sa vie.

Déjà, comme quarante ans auparavant au Zaïre, un remords le taraudait. Il n’avait pas réussi à la sauver. Il n’avait pas prévu le carnage — et il n’avait pas été capable de lui éviter ces heures de souffrances inimaginables, cette mort obscène, exposée aux yeux de tous.

Soudain, alors que les pompiers l’allongeaient, ses deux jambes glissèrent sous ses bras ligotés et se déplièrent selon des angles inversés. Murmure horrifié dans l’assistance. Le pantin désarticulé venait de révéler son secret : son ventre n’était qu’un trou béant, délimité par les côtes qui sortaient des chairs comme des serres. Pas besoin d’être chirurgien pour deviner que plusieurs organes avaient été prélevés : estomac, foie, ovaires…

Sans doute aussi les reins… Morvan connaissait les règles. Il ne les avait jamais oubliées. Pour faciliter la circulation des réseaux d’énergie activés par les centaines de clous, il fallait « purifier » le corps-fétiche. Il savait aussi que cette cavité contenait sans doute des mèches de cheveux, des rognures d’ongles — selon la tradition africaine, des échantillons de la personne à protéger ou à envoûter. Dans le cas présent, des fragments de la prochaine victime. C’était un des traits de l’Homme-Clou : il transformait un rituel sacré en sinistre rébus.

Une troisième victime était donc à redouter.

— Je peux pas regarder ça.

Fitoussi tourna les talons au moment où les pompiers, aidés par les techniciens scientifiques, en équilibre sur leur Fenwick et leurs escabeaux, regroupaient maladroitement les membres de la victime. Enfin, les gars de l’IJ ouvrirent une bâche au-dessus des manœuvres. D’un coup, le grand-guignol baissa son rideau.

Tous parurent soulagés. Pas Morvan : il voyait plus loin, plus haut. Il voyait le tableau qui se dessinait derrière la scène de crime. Il voyait son passé le plus enfoui s’exhumer. Ses années de formation — qui avaient été aussi les pires de son âge adulte — revenir en fanfare.