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Fitoussi conclut sur son père : le Vieux lui avait signalé les similitudes avec l’histoire de l’Homme-Clou. Erwan se demanda si le commissaire n’espérait pas que Grégoire le piloterait en sous-main. Non. À l’heure actuelle, il était un meilleur enquêteur criminel que son père, ranci par le pouvoir et les magouilles occultes. Et on n’attrapait pas les criminels avec des souvenirs de quarante ans.

Cinq minutes plus tard, Erwan était dans la salle de réunion de la BC où il avait convoqué son groupe. Ils étaient tous là et déjà au courant. Avant d’attaquer, il prit quelques secondes pour les observer — hormis Kripo, il ne les avait pas vus depuis la mi-août.

Sans parler de « dream team », son équipe était la plus efficace de l’étage — l’année précédente, ils avaient atteint un taux d’élucidation de 92 %, un record au 36. Erwan avait parfois l’esprit puéril : il comparait ses gars aux compagnons de Robin des Bois.

Dans le rôle de Petit Jean, le costaud joueur de bâton, Kevin Morley, le troisième de groupe. Un mètre quatre-vingt-dix pour cent dix kilos. Un collier de barbe et une frange courte dessinaient autour de son visage une cagoule très Moyen Âge. En guise de bâton, Morley jouait du tonfa comme personne. Il avait fait ses armes dans les cités du 92 et sa dextérité avec son BPPL (bâton de police à poignée latérale) était devenue légendaire. À cette époque, tout le monde l’appelait Casse-tête mais ce surnom était tombé en désuétude quand il avait réussi son examen d’entrée à la PJ. Aujourd’hui, il était (presque) devenu un intellectuel. Il portait un costume noir, prenait des notes sur un carnet minuscule et ouvrait des yeux perplexes à chaque découverte. Malgré ça, personne n’avait oublié son passé de cogneur et il avait hérité à la BC d’un nouveau surnom : Tonfa.

Will l’Écarlate, le chien fou, c’était Nicolas Favini, quatrième de groupe. Un Marseillais de vingt-neuf ans qui avait intégré la Brigade criminelle grâce à des états de service exceptionnels. Un physique de petit frimeur gominé, tout droit sorti des calanques, portant des costumes satinés et des chaînes en or. Les autres, jaloux de ses conquêtes féminines, l’appelaient la Sardine, fine allusion à son côté huileux et ses origines méditerranéennes.

Dans le rôle d’Allan-a-Dale, le ménestrel de la bande, aucune hésitation : Kripo, le Joueur de luth, qu’Erwan avait retrouvé sur la berge des Grands-Augustins. L’éternel lieutenant affichait son flegme habituel et avait déjà promis de rédiger une synthèse de l’enquête bretonne à destination des autres collègues.

Quant à Marianne, la fiancée de Robin, pas le choix : Audrey, la cinquième de groupe, la seule femme de l’équipe. La trentaine, elle arborait un look grunge : baskets hors d’âge, jean élimé, veste de treillis kaki informe, gibecière en bandoulière — d’où on s’attendait à ce qu’elle sorte un lapin tué en forêt le matin même. Elle avait des traits fins mais effacés, des cheveux blonds si ternes qu’ils semblaient gris, un sourire mutin qui aurait pu être charmeur s’il n’avait été perdu dans une froideur de cadavre. Audrey Wienawski était, comme on dit, d’« extraction modeste » — fille de mineurs, née quelque part dans le Nord ou peut-être même plus haut, Pologne ou Pays baltes. Elle avait mené des études sommaires puis avait eu une période punk à chien, dormant dehors et refusant toute structure. Finalement, on ne sait comment, elle était devenue flic. Quand elle menait l’enquête, Audrey se révélait aussi dure et pugnace qu’un trépan de forage, tournant, vrillant, creusant jusqu’à briser l’imbrisable. Bien que macho à tendance misogyne, Erwan devait l’admettre, elle était son meilleur élément.

Sa revue de troupe n’avait duré que quelques secondes et il se rendit compte qu’ils attendaient ses consignes, assis autour de la table, café en main. Il les connaissait mal et n’avait jamais cherché à devenir leur ami, mais il partageait avec eux quelque chose de beaucoup plus précieux que l’amitié : le boulot. Ces flics n’avaient pas choisi la police par devoir civique ni peur du chômage. Ils ne gagnaient pas un rond et leur avenir se résumait à quelques grades à obtenir jusqu’à la retraite. Ils étaient là pour la prime d’adrénaline. Éprouver le terrible frisson du gouffre, des ténèbres, du Mal.

Malgré son humeur — échec de Kaerverec, nouveau cadavre, révélations obscures de son père —, il attaqua son briefing, comme d’habitude, par la même blague éculée :

— Des questions ?

59

Les premières constates du capitaine Sergent étaient arrivées (Fitoussi lui avait demandé d’intégrer la bleusaille dans son équipe mais pour l’instant, Erwan n’était pas chaud : un débutant dans un tel merdier ne pouvait que les ralentir). Après avoir rappelé les faits essentiels du rapport et les éléments qui venaient de tomber — l’identité de la victime avait été confirmée par ses empreintes digitales —, Erwan commença par évacuer une partie du boulot :

— Pour ce qui concerne la Seine, on délègue à la Brigade fluviale de Paris. Ils verront avec la capitainerie si une embarcation suspecte a été signalée cette nuit ou ce matin.

Plus question de se colleter des histoires de barques ou de Zodiac, comme à Kaerverec, mais il en avait la quasi-certitude : si le même homme avait fait le voyage à Sirling et déposé le corps quai des Grands-Augustins, alors c’était un marin, et même un excellent navigateur, aussi à l’aise en mer que sur un fleuve.

— Je vais leur demander de réfléchir à ce prodige qui consiste à amarrer un bateau en toute discrétion puis à hisser un corps dans une baie d’aération située à plus de trois mètres de hauteur, juste en face du quai des Orfèvres.

— Il a peut-être procédé à l’inverse, remarqua Audrey, bloc sur les genoux.

— C’est-à-dire ?

— Il a pu arriver par le haut du quai, côté bouquinistes, et descendre le cadavre par un système de cordée. Après tout, les gardiens du 36, en face, n’ont remarqué aucune embarcation.

Erwan éprouva un sentiment mitigé : irritation de ne pas avoir eu l’idée lui-même, admiration face à cette femme insignifiante qui était toujours la plus réactive.

— Impossible, fit-il en toute mauvaise foi. Trop de trafic : un conducteur l’aurait repéré.

— À quatre heures du matin ? Avec une camionnette et du bon matos ?

— Ou un déguisement de mec de la voirie ? (Erwan avait lancé sa vanne par provocation mais à ce stade, tout était possible.) Si tu sens cette piste, je te charge du porte-à-porte côté quai.

Audrey gribouilla quelques lignes.

— Tonfa, tu files à l’IML pour assister à l’autopsie. Qui est le légiste ?

Le géant feuilleta son carnet :

— Yves Riboise.

— Riboise, parfait. Demande-lui si notre client possède des connaissances chirurgicales. Il se pourrait qu’il ait embarqué des organes.

Les flics se regardèrent : personne n’avait entendu parler de ça. Erwan devait les affranchir au plus vite à propos de l’Homme-Clou et du meurtre de Kaerverec, mais il préférait pour l’instant s’en tenir au conseil de son père : se concentrer sur Anne Simoni, creuser les éléments matériels, laisser de côté les fantômes ainsi que le fiasco breton.

— Je veux un rapport détaillé sur les techniques utilisées.

Comparée au puzzle du corps de Wissa, la dépouille d’Anne Simoni offrait un solide support de travail. Avec un pincement à l’estomac, Erwan se rendit compte que ce fait lui procurait une satisfaction trouble.