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Les gars de la DCRI l’avaient perdue quelques heures plus tôt. Elle n’avait pas voulu être suivie pour ce rendez-vous.

— De quoi vous avez parlé ?

— De boulot.

— Comme tu peux en fournir.

— Rapide et bien payé, oui. On s’est mis d’accord sur… les modalités.

— C’est-à-dire ?

Erwan avait l’impression qu’on lui enfonçait des esquilles sous les ongles.

— Elle cherchait des contacts… Je devais m’assurer de ses… compétences.

Le flic songea à l’ultime phrase du Pickpocket de Robert Bresson : « Oh Jeanne, pour arriver jusqu’à toi, quel drôle de chemin il m’a fallu prendre ! » Mais le chemin de Gaëlle ne devait rien au vol à la tire ni à la rédemption. C’était celui d’une volonté destructrice et du vice rémunéré.

— Depuis, elle a disparu. Où tu l’as envoyée ?

Payol suait toujours. Sa glotte tressautait mais il conservait le silence. Erwan l’attrapa par son pull et le secoua comme un tapis de sol de voiture :

— Où est-elle, bordel de dieu ? Réponds ou je t’arrache un œil !

— Elle était partante, couina l’autre. Personne l’a forcée !

— Partante pour quoi ?

— Un truc… spécial…

— Explique-toi.

— Ça s’appelle le no limit.

Erwan le lâcha et recula, la main sur le ventre. Un point de douleur fusait au fond de ses organes. Le no limit. Comment ce terme qui lui avait pris la tête pendant trois jours à Kaerverec pouvait-il ressurgir ici, dans un salon bourgeois, à propos de sa sœur ? Peut-être un hasard — mais pour un flic, ce genre d’explication est comme un fil qui finit toujours par se rompre.

— Qu’est-ce que c’est ? parvint-il à demander.

— Il… il s’agit pas de sexe. Un délire SM. Mais c’est de l’extrême et…

— Tu l’as prévenue des risques qu’elle courait ?

— Je lui ai dit ce que je savais !

— La soirée, c’était hier ?

— Ce soir.

Une douleur pour une autre, comme lorsqu’on agace une dent infectée. Il n’était peut-être pas trop tard.

— Où ça se passe ?

— Je suis désolé, je peux pas vous le dire. Il y a un secret de…

Erwan dégaina et le gifla avec sa crosse. Payol tomba sur le sol et se recroquevilla, main sur la bouche.

— Parle, enculé. Gaëlle, c’était pas la bonne personne à embaucher. Elle est plus riche que toi et elle est née dans une famille de flics !

L’autre n’en menait pas large. Des veines palpitaient sur son visage défait. Il avait perdu ses lunettes, saignait du nez et lançait des regards affolés autour de lui.

— Si je la retrouve pas cette nuit, tu vas tomber pour proxénétisme aggravé et je te ferai personnellement une réputation de pointu. Tu sais ce qu’on leur fait en taule ?

Payol s’accrochait aux plis du tapis comme s’il allait tomber plus bas encore.

— C’est à Bièvres, bredouilla-t-il. 42, allée Saint-Hilaire.

— Le nom des organisateurs ?

— Je sais pas. J’ai jamais su. Ils sont… très discrets.

Erwan rengaina.

— Si tu m’as menti, je reviens foutre le feu à ta baraque.

Il se dirigeait vers la porte quand Payol le rappela. Il était toujours assis sur le sol, un bras en appui, et avait retrouvé ses lunettes. Son regard dardait une lueur de rage vitreuse.

— Tu sais pas où t’as mis les pieds, flicard, cracha-t-il entre ses dents de chameau. Tu sais pas qui sont mes clients… C’est toi qui vas bientôt chanter…

Erwan le considéra durant quelques instants avec consternation. Il aurait volontiers passé l’éponge pour cette pitoyable tentative de sauver la face mais l’animal — toujours l’orgueil — voulut en faire trop.

Il dressa un doigt d’honneur et marmonna entre ses lèvres tuméfiées :

— Tu le vois çui-là ? C’est celui que j’enfoncerai dans l’cul d’ta sœur quand elle se f’ra mettre par des dictateurs africains et…

Erwan revint sur ses pas et dégaina à nouveau. Du pied, il écrasa la main de l’enfoiré, fit sauter le cran de sécurité, arma la chambre et appuya sur la détente. La phalange du majeur sauta dans un jet de sang, de fibres et de fumée.

Payol hurla et se roula en boule sur son tapis iranien qui devait coûter une année de salaire d’un flic moyen. Erwan partit sans lui jeter un regard et ouvrit la porte. Sur le seuil, l’épouse était là. Toute colère avait disparu de son visage pour laisser place à une panique exsangue.

Dans un élan de cruauté malsaine, Erwan sourit :

— Appelez le SMUR. Accident du travail.

63

Morvan raccrocha avec satisfaction. Erwan avait retrouvé la trace de Gaëlle. Une histoire de séance SM à Bièvres. Ce n’était pas une bonne nouvelle mais cela aurait pu être pire. Son fils ne lui avait pas donné les détails mais il était en route pour la récupérer. Le point dans deux heures.

Il emprunta l’escalier de béton qu’il avait remonté pour pouvoir parler au téléphone. Sa respiration reprenait de l’ampleur. Son sang lui semblait mieux circuler. Il poussa la porte coupe-feu et retrouva le décor qu’il avait quitté quelques minutes auparavant : un immense parking saturé d’une musique assourdissante et rempli de milliers de Noirs.

Quelque chose qui aurait pu s’apparenter au Pandemonium de Milton. En tout cas du point de vue de Morvan.

Pour l’instant, il demeurait en haut des marches et dominait l’espace. Il avait l’impression de contempler les vagues d’un fleuve de goudron brûlant qui se soulevaient au rythme d’un furieux ndombolo.

Il replongea dans l’arène.

Le ndombolo est une musique pétaradante, à base de guitares en dentelle, de caisses claires espiègles, de basses sautillantes, ponctuée de cris d’allégresse et d’exclamations motivantes : « Chauffe ! chauffe ! chauffe ! » Ce soir, les résonances ne formaient plus qu’un bloc de vibrations. À mesure qu’il descendait, il sentait une compression sur le thorax et les tympans. Comme s’il avait chuté en eaux profondes, ceinturé de plomb.

Il contourna la piste et se mit à longer les danseurs : les groupes VIP étaient installés en bordure. Luzeko lui avait simplement dit : « J’aurai une table. » Morvan dévisagea les hommes assis qui oscillaient de la tête, les reines de beauté hilares dans leurs robes de marque. Bloquant la poussée de la foule avec son dos, il se sentait épuisé.

Soudain, une main se posa sur son épaule. Il se retourna, craignant un tapeur, un ivrogne ou, pire encore, une vieille connaissance. C’était Luzeko.

— Suis-moi ! lui hurla-t-il à l’oreille.

Le visage de Grande Chaleur rayonnait comme un astre de carbone au-dessus de sa minerve grillagée.

— On s’ra mieux en bas pour palabrer, vrrrrraiment !

Il avait l’air complètement défoncé. Quand il était sous l’emprise de la drogue ou de l’alcool, l’intellectuel se transformait en bamboula mal dégrossi, reprenant l’accent et le vocabulaire pittoresques de la brousse.

Ils se retrouvèrent un étage plus bas, dans un autre parking, vide et silencieux. Le Noir actionna un commutateur, révélant un décor sinistre. Néons et béton sur des milliers de mètres carrés. Quelques voitures, des ventilateurs dans des niches, des taches d’huile et d’essence. Morvan songea à un tombeau façonné pour un peuple entier. Le caractère funèbre était encore renforcé par le battement lointain, profond de la musique au-dessus d’eux.

— Viens, fit l’autre en tendant l’index vers le ventilateur. J’ai vrrraiment chaud !

Ils se déportèrent vers une énorme hélice qui tournait à plein régime — Morvan avait plutôt l’impression qu’elle crachait de l’air brûlant mais Luzeko s’en accommoda.