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— J’ai pas de bonnes nouvelles, prévint-il en sortant une flasque de sa poche.

Il la tendit à Morvan, qui refusa d’un signe. Le Combattant portait un costume noir brillant, comme saupoudré de cristaux de basalte.

— C’est Kabongo qui t’a envoyé la langue.

— Le général ?

— En personne. Ton associé principal dans la galère du coltan.

Grégoire secoua la tête. Au Congo, on disait : « Le borgne n’a qu’un œil mais il pleure quand même. » Pour le coup, c’est lui qui s’était enfoncé une poutre dans le sien et n’avait pas fini de pleurer. Comment n’y avait-il pas pensé ? Kabongo, le « Monsieur Mines » de Kinshasa, avait eu vent de l’augmentation des actions. Il était sans doute persuadé que c’était Morvan lui-même qui travaillait en sous-main à ce rachat, via son fils. D’ici à ce qu’il découvre les nouveaux gisements, il n’y avait qu’un coup de fusil.

— Y dit que rafler toutes les actions du marché, c’est abuser.

— Mais c’est pas moi !

Sa voix grave s’était fêlée dans les aigus avant d’être absorbée par le grondement de la soufflerie.

— Alors, t’as intérêt à le prouver. Sinon, y aura des conséquences trrrrrès fâcheuses. Ça c’est Kabongo ça : y peut aussi bien se faire envoyer ton foie par la poste qui te foutre ses avocats sur le dos pour ti saigner jusqu’au trognon. Jé sé pas c’qu’est pire.

Il comprenait à peine le jargon de Luzeko. Ce qu’il pigeait, c’était qu’il était bon pour un aller-retour Kinshasa. Mais il avait d’abord besoin des noms des vrais acheteurs — pour donner au général un gage de confiance.

Où était Loïc ? Travaillait-il sur le dossier ? Cuvait-il sa coke dans un lounge branché, en ruminant son divorce ?

Il recula vers les piliers et s’ébroua, se demandant ce que Luzeko lui rappelait dans son costume noir. Soudain, il sut : avec sa haute minerve blanche et sa tête posée dessus, on aurait dit une pièce d’échec géante — un roi ou un fou, ébène et ivoire.

— Si tu t’es foutu de ma gueule, conclut Morvan, je te ferai bouffer tes couilles.

— Occupe-toi de sauver les tiennes : y a du boulot.

64

À 23 heures, Erwan pénétra dans la grande ceinture de ténèbres qui entoure Paris et ses lumières. Une sorte d’anneau de Saturne en négatif. Cette campagne lugubre l’effrayait. Forêts touffues. Champs d’obscurité. Maisons humides et tristes, fermées sur leurs secrets…

Il avait quitté l’autoroute et filait maintenant sur une nationale cernée d’arbres éblouis par ses phares. Il se penchait vers son pare-brise pour mieux voir. Les frondaisons semblaient faire de même, venant à sa rencontre. C’était la route qui l’emmenait là où elle l’avait décidé.

Il regrettait déjà ses actes de violence — la dérouillée de Kevin, le doigt mutilé de Payol… Il se contrefoutait des deux salopards mais un proverbe musulman dit : « Ce que tu fais aux autres, tu le fais d’abord à toi-même. » Il se voyait perdu, damné, dominé par sa propre brutalité.

En guise de châtiment immédiat, ses douleurs bretonnes se réveillaient. Dans la fièvre de la journée, il les avait presque oubliées. Maintenant, elles se rappelaient à son bon souvenir. Points sourds dans la poitrine, élancements sous les côtes. Sans compter une migraine furieuse qui lui emprisonnait la tête dans une cagoule d’acier.

Il dépassa Bièvres puis retrouva la forêt. La route était un ruban de ténèbres dont ses feux ne venaient jamais à bout. À nouveau, les arbres s’inclinèrent vers lui comme les monstres se penchent sur les enfants endormis.

Le moment idéal pour rappeler ses hommes — il avait déjà raté le point de 20 heures et était bien parti pour manquer celui de minuit. Tout le monde devait se demander ce qu’il foutait. Il saisissait son portable quand la voix du GPS lui annonça qu’il était arrivé.

Il longeait un mur aveugle et décrépit, couvert de lierre et de lichen. Plus de trottoirs mais des fossés cachés par des herbes folles. Soudain apparut une berline noire stationnée en épi devant un portail de fer forgé. Des gars en costard fumaient en se donnant des airs de durs. Erwan se dit que tout ça allait finir en farce.

Il ralentit et baissa ses phares. Il pouvait jouer à l’automobiliste égaré mais il puait le flic à dix kilomètres. Ou bien sortir sa carte et leur ordonner d’ouvrir la grille, mais le temps qu’il accède au manoir, tout le monde serait prévenu.

Restait la troisième option.

Il stoppa à quelques mètres, se gara tranquillement sur le côté, coupa le contact. Les gars l’observaient, l’air méfiant. Erwan sortit de sa Volvo en se grattant la tête d’un air indécis, chancelant comme s’il avait trop bu.

Le plus grand s’avança en agitant les bras :

— Faut pas rester là, papa, tu…

Erwan dégaina son calibre et le braqua à deux mains, position Weaver :

— Bouge plus.

Le type se pétrifia, l’autre, resté près de la berline, l’imita. De près, ils avaient plutôt l’air de chauffeurs ou de voituriers standard.

— Oreillettes et portables à terre.

Les mecs s’exécutèrent avec empressement. Erwan, sans les quitter des yeux, recula, ouvrit son coffre d’une main et attrapa des colliers Colson. En quelques gestes, leurs mains furent ligotées dans le dos.

— Le zap du portail, ordonna-t-il, en écrasant d’un coup de talon leurs deux mobiles.

— Dans ma poche, bredouilla le moins effaré.

Erwan fouilla, trouva, ouvrit la grille :

— Avancez, et pas de conneries.

Les deux cerbères, tout en cherchant à conserver un air digne, s’engagèrent dans l’allée de gravier, Erwan sur leurs pas. Le manoir se résumait à deux longères disposées en L, tapissées de vigne vierge. Des sculptures contemporaines, rétroéclairées, trônaient sur les pelouses. Des voitures de luxe étaient garées sous un auvent soutenu par des poutres.

Toutes les fenêtres du rez-de-chaussée du bâtiment central étaient allumées. Flashs blancs, reflets mordorés, palpitations sanguines… Cela suggérait un immense dance floor mais la musique ne cadrait pas : mélopée lancinante, comme jouée par un ghaïta, ce hautbois couinard qu’on entend en Afrique du Nord.

— Combien ils sont ?

— Plusieurs centaines.

— Le programme, c’est quoi ?

— On sait pas. On a pas le droit d’entrer.

— Allez jusqu’au hangar.

Ils s’exécutèrent et stoppèrent face aux voitures. Dans leur dos, Erwan avait le souffle court mais il se détendait légèrement. Tout ça sentait plutôt la bonne vieille partouze entre notables.

— Comment s’appelle le proprio ?

— Aucune idée.

Ils mentaient mais il s’en foutait. Après avoir récupéré sa petite sœur, il enverrait les gendarmes faire le ménage.

Un des cerbères se permit une remarque :

— J’sais pas ce que tu cherches mais tu déconnes grave. Ils ont jamais de thune sur eux et c’est du lourd. Tu…

Erwan lui donna un violent coup de talon dans le pli du genou, l’homme hurla et s’écroula. Dans le même mouvement, le flic abattit sa crosse sur la nuque de l’autre. Pas d’évanouissement mais deux hommes à terre bien amochés. Il repéra un anneau rivé à un puits de pierre — il avait pris d’autres bracelets de nylon —, obligea les deux types à se relever, les poussa puis les attacha au cercle rouillé.

Il repartit au pas de course vers les sonorités orientales.

Il faillit éclater de rire en pénétrant dans la première salle : tout le monde était à poil. C’était Où est Charlie ? mais sans Charlie ni pull rayé. Erwan se coula parmi la faune. La lumière rouge et l’affluence jouaient pour lui. Il longea les murs, en quête de Gaëlle, puis gagna la deuxième pièce où les choses se compliquaient.