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Erwan blêmit. En bon macho, c’est-à-dire le versant coincé de la bestialité que Gaëlle venait de décrire, il ne tolérait pas l’idée qu’on maltraite sa petite sœur.

Elle parut lire dans ses yeux :

— T’en fais pas, j’te dis, je maîtrise.

Il se dirigea vers le seuil. Elle le suivit d’un pas furieux :

— C’est ça, mon pouvoir ! Une femme qui jouit, c’est une femme qui se tire une balle dans le pied !

Elle hurlait maintenant malgré la porte ouverte. La rage de Gaëlle avait vidé la sienne. Il l’adorait, il ne pouvait rien faire contre ça. Sa beauté le fascinait. Sa colère l’attendrissait. Elle avait retrouvé sa pâleur naturelle. Sa tête de poupée russe, ronde et polie comme une sculpture de Brancusi. Ses yeux dont la clarté rappelait celle de la banquise au mois de juin, quand la glace redevient peu à peu la mer…

Il revint sur ses pas et prit son ton le plus doux :

— Calme-toi, Gaëlle : on sort de la même blessure, toi et moi. Je suis flic et tu es escort. Je cache ma violence derrière la loi, tu philosophes pour te justifier, mais la vérité est plus simple : personne ne changera notre enfance.

Elle voulut répondre mais il fut plus rapide :

— À quarante-deux ans, j’ai derrière moi dix ans de psy et deux ulcères, je passe ma vie chez l’ostéo et je porte un appareil dentaire la nuit. Toi, à vingt-neuf ans, tu dors toujours la lumière allumée.

— Comment tu le sais ?

Des larmes coulaient sur ses joues, si lourdes, si blanches qu’on aurait dit des gouttes de cire de bougie.

Il se pencha et l’embrassa :

— Repose-toi. Je t’appelle demain.

68

Il était épuisé mais impossible de dormir.

Après le Parnassium, une fois rentré chez lui, son premier réflexe avait été d’ouvrir son coffre-fort et de relire le rapport établi en 2010 sur les nouveaux gisements potentiels dans le Nord-Katanga.

Selon les ordres de son père, le document avait été écrit à la main et il n’en existait que deux exemplaires — un chez Morvan, un chez lui. Des méthodes de conspirateurs : aucun ordinateur utilisé, aucun contact par téléphone ou Internet, aucune trace numérique d’aucune sorte.

Tout était resté secret. Les gars avaient creusé, prélevé, emporté avec eux leurs échantillons, ni vu ni connu. Les analyses ne s’étaient même pas faites sur place mais dans chaque pays d’origine des géologues. Personne sur le terrain ne pouvait soupçonner le pactole en puissance — le minerai en lui-même n’était pas encore accessible, seuls des experts pouvaient déduire de la composition de la roche apparente les trésors qu’elle recelait.

Quatre heures du matin. Il essaya de contacter par téléphone le Canadien, Harry Cook, installé dans les environs d’Ottawa. Personne. Il ne laissa pas de message mais rédigea un nouveau mail, sibyllin, demandant à être rappelé, « en urgence ». Il fit de même avec les géologues français et suisse, Jean-Pierre Clau et Sylvain Dumezat.

Il chercha ensuite des informations sur les trois experts. Il commença par le Français et son sang se bloqua. Jean-Pierre Clau était mort deux mois auparavant, en mission en Tanzanie. Les dépêches évoquaient un accident d’hélicoptère lors d’un retour à la base. Le crash — trois morts au total — restait toujours inexpliqué.

Prospecter dans ces contrées comporte toujours des risques mais l’« accident » pouvait être aussi connecté à Coltano. Clau avait-il été éliminé après avoir parlé ? Parce qu’on ne voulait pas le payer ? Pour effacer toute trace de transaction ?

Il passa aux deux autres. Aucune entrée particulière à propos de Sylvain Dumezat, hormis les habituelles occurrences LinkedIn ou Viadeo. Rien de spécial non plus sur Harry Cook. Tous deux experts en métallogénie et gîtologie, ils avaient roulé leur bosse à travers le monde. Loïc éteignit son écran. Dormir, coûte que coûte. Il y verrait plus clair demain. Il se leva, se dirigea vers le comptoir de la cuisine ouverte et avala un somnifère. Il déposait son verre dans l’évier quand un bruit l’arrêta. Un frottement provenant d’une des portes-fenêtres.

Immobile, il observa les rideaux blancs qui occultaient les balcons. On grattait derrière le châssis du milieu. Un oiseau ? Un voleur ? Il vivait au troisième étage et rien n’était plus facile que d’escalader une façade haussmannienne.

Par réflexe, il éteignit la seule source de lumière, des LED au-dessus du plan de travail, et resta sans bouger. Le rectangle des rideaux l’hypnotisait mais impossible de distinguer une ombre derrière le lin épais.

Les bruits se diversifiaient : chuintements, craquements, crissements… Le bois et le fer étaient torturés mais à l’étouffée. On était en train de démonter le cadre. Loïc avait l’impression de n’être plus qu’un corps vide, une caisse de résonance centrée autour d’une pulsation cardiaque.

Il pouvait encore fuir par la porte d’entrée mais ses jambes ne répondaient plus. Des esquilles de bois, de la poussière de plâtre tombèrent sur le parquet. Ce fut comme un signal : il courut vers le couloir mais d’autres bruits retentirent — scie, perceuse, levier… On s’attaquait aussi à la porte d’entrée !

Trop tard pour appeler la police et il n’avait pas d’arme chez lui. Il tomba à genoux. Les bourdonnements, les cliquetis, les frottements lui semblaient s’articuler comme les mécanismes d’une machine infernale.

La porte s’abattit dans un fracas d’obus. Un horrible craquement dans son dos : la porte-fenêtre. Loïc cria — ou eut l’illusion de crier — puis, comme un enfant, partit à quatre pattes se planquer derrière le comptoir. Le temps de rejoindre sa cachette, il aperçut les rideaux blancs se soulever : le vent de la nuit pénétrait dans le salon.

Il serra ses bras autour de ses jambes repliées, tête entre les genoux, guettant d’autres signes. Il ne percevait désormais que le silence, à moins que la peur lui ait assourdi les tympans. Il n’était plus capable de la moindre idée, la moindre décision.

La seconde suivante, il fut tiré vers le haut par des mains invisibles. Il passa par-dessus le comptoir puis roula sur le parquet. Par réflexe, il se recroquevilla encore et noua ses bras sur son crâne — la peur reptilienne des coups. Un moment passa encore puis il leva les yeux. Le cauchemar avait pénétré le monde réel.

Ils devaient être cinq ou six. Noirs, ils portaient des maquillages de craie blanche.

L’un d’eux avait l’ossature d’un crâne dessiné sur la figure. Un autre était talqué comme un marquis. Un troisième ressemblait à une citrouille d’Halloween : pupilles énormes et mâchoires en dents de scie.

Ils étaient torse nu — dessins de côtes apparentes, signes ésotériques, scarifications farineuses. L’enfer avait ri et laissé échapper ses messagers. Loïc réalisa qu’une des créatures portait un pantalon bouffant, un autre un simple slip, évoquant un carnaval dans les favelas. Et dire qu’il avait eu peur de deux flics à Saint-Maurice…

Ils se mirent à parler entre eux. Des rafales de dentales. Sûrement du lingala, la langue de Kinshasa. Il les regardait, entre ses bras croisés, sidéré par leur taille et leur musculature.

Un des zombies s’approcha :

— T’as déconné, patron.

Il portait des lentilles rouges. D’autres fantômes pénétrèrent dans le salon. L’un d’eux en manteau en cuir noir, coiffé d’un haut-de-forme, tenait une hache dans la main. Un autre, le visage à demi caché sous une perruque de femme, arborait des tatouages fluorescents.

— De… de quoi vous parlez ?