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— T’as continué tes conneries. Ça, on t’avait pourtant prrrrrévenu…

Son accent africain était comique mais pas question de rire.

— Je… j’ai pas d’argent ici…

— Pas ici, patron… Mais du fric, t’en as beaucoup, et c’est le nôtre.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— On va se trouver un coin tranquille pour parler.

69

Avant de s’accorder quelques heures de sommeil, Erwan passa au 36 pour voir s’il ne pouvait pas glaner de nouvelles informations auprès de son équipe. Il ne trouva que son second, toujours à pied d’œuvre, dans le bureau qui jouxtait le sien.

— T’en es où ?

Kripo leva la tête de son ordinateur — derrière lui, un grand drapeau à l’effigie de Che Guevara tenait lieu de décoration.

— Hakim Bey, ça te dit quelque chose ?

— Non.

— Un poète et philosophe américain, de son vrai nom Peter Lamborn Wilson. Il a passé plusieurs années en Orient où il est devenu soufi puis il est rentré aux États-Unis. Il est surtout connu pour être à l’origine du concept de TAZ, temporary autonomous zones, les zones d’autonomie temporaire.

— C’est quoi ?

— Des groupes invisibles qui partagent, durant un moment, un ensemble de valeurs communes, toujours à l’encontre des règles sociales et des normes établies. Des anarchistes des temps modernes.

Erwan ne put qu’esquisser un geste de lassitude :

— Je vois pas le rapport avec notre enquête.

— Dans les années 90, les raves étaient l’expression d’une TAZ. Des gens libres avec leurs propres règles. Comme les hackers aujourd’hui.

— Putain, Kripo, viens-en au fait.

— Une TAZ organise des no limit. Des hommes et des femmes fondus de fetish et de SM. Ils se considèrent comme des rebelles sexuels et affirment leur droit à la différence.

Erwan ne voyait pas comment di Greco et son endoctrinement sadique pouvaient entrer dans cette catégorie. Encore moins les notables de Bièvres. Il ne voulut pas décevoir Kripo, qui continuait :

— Les infos ne sont pas faciles à obtenir : ces groupes cultivent le secret. Mais il semblerait qu’ils aient un leader, une sorte de gourou : Ivo Lartigues, un sculpteur contemporain très coté.

— Garde ça sous le coude, dit Erwan pour en finir. L’urgence, c’est d’avancer sur le meurtre d’Anne Simoni.

— C’est pas incompatible. Certains membres de cette TAZ vont très loin. Tortures, châtiments… Pourquoi pas un meurtre ?

La punkette n’aurait donc pas été tuée par un meurtrier solitaire mais victime d’un sacrifice collectif. On revenait, par un détour sociologique, à son idée de cérémonie morbide en Bretagne. Il n’y croyait pas mais accorda un os à Kripo :

— Elle avait peut-être conservé des liens avec des marginaux. Vois ça avec Favini. Vérifiez si elle n’avait aucune connexion avec ta zone d’anarchie temporaire.

— Zone d’autonomie temporaire.

— Tu m’as compris.

Kripo nota quelque chose sur un Post-it avant d’ajouter :

— J’ai aussi contacté l’institut Charcot.

— C’est quoi ?

— L’UMD où Thierry Pharabot a fini ses jours. On les avait déjà appelés du temps de Kaerverec.

Il perdait la boule : non seulement il n’avait pas vérifié ce fait crucial — l’Homme-Clou était-il bien mort ? — mais il n’avait même pas mémorisé le nom du site. Réveille-toi.

— Comment tu sais ça, toi ? demanda-t-il pour faire diversion.

— Recherches personnelles. Thierry Pharabot n’est pas totalement inconnu. À sa mort, y a eu quelques papiers dans la presse. Je dois dire que j’ai été plutôt surpris : le fait que cette UMD et l’école de pilotage ne soient séparées que de quelques kilomètres ne peut être un hasard.

— Je suis d’accord. Il est bien mort, au moins ?

— Mort et incinéré, selon l’hôpital. Il a fait un AVC en 2009 dans sa cellule.

— Rien de suspect de ce côté-là ?

— Le gars avait soixante-deux ans. Ce qui est suspect, c’est qu’on l’ait gardé au trou jusqu’à sa mort. J’attends le certificat de décès. Détail : les cendres de Pharabot ont été disséminées dans l’espace de dispersion du cimetière de… Kaerverec.

Un nouveau lien entre l’institut psychiatrique et la K76. L’imitateur avait-il choisi l’école de pilotage pour sa proximité avec le cimetière ?

— Un espace de dispersion, qu’est-ce que c’est ?

— Une sorte de puits où on jette les cendres des disparus. « Souviens-toi que tu es né poussière et que tu redeviendras poussière. »

Erwan sentait qu’ils touchaient là un point important mais à tâtons, et armés seulement d’une canne blanche.

— T’as parlé au directeur de l’UMD ?

— En pleine nuit, j’ai pas parlé à grand monde mais je t’ai pris un billet d’avion pour Brest.

— Quoi ?

— Tu pars demain à 11 h 20, Orly Ouest.

Il faillit se mettre en colère avant de se souvenir que c’était sa première idée : Thierry Pharabot avait peut-être influencé (et formé) un autre détenu de l’UMD ; le disciple avait été libéré et reprenait la série des meurtres.

— J’ai pris qu’un seul billet, ajouta l’Alsacien. Tu m’en voudras pas de ne pas y retourner avec toi. J’ai aussi rappelé Muriel Damasse, elle nous renvoie le dossier complet.

Erwan s’imagina atterrissant à Brest et retrouvant les trois mousquetaires. À cette seule idée, il se sentit comme foudroyé par la fatigue. Il devait dormir quelques heures, quitte à se faire une injection de Rohypnol, et retrouver un semblant d’énergie.

— Des nouvelles des autres ?

— Tonfa est toujours à l’IML. La Sardine fait la tournée des boîtes destroy, en quête des potes d’Anne Simoni. Quant à Miss Brocante, elle doit arpenter les quais en guettant le lever des rideaux de fer.

Kripo avait surnommé Audrey ainsi parce que ses vêtements avaient toujours l’air de sortir d’un vide-grenier. Ce qu’Erwan comprenait, c’était que malgré ses conseils, aucun d’entre eux n’était allé dormir. Il décida finalement d’en faire autant — il se reposerait dans l’avion.

— Okay. Je vais prendre une douche et gratter de mon côté sur l’Homme-Clou. On se retrouve tous ici à 9 heures.

— C’est ça. Apporte les croissants.

70

— C’est quoi, c’est carnaval ?

Après avoir encaissé la nouvelle de Luzeko — la lettre de menace adressée à son fils venait de Kabongo, c’est-à-dire du pouvoir central de Kinshasa —, Morvan avait passé en revue tous les hommes à Paris liés de près ou de loin à Kabila. Il n’avait pas mis longtemps à retenir dans sa top-list Youssouf Ndiaye Mabiala, dit le Khmer noir. Un communiste fanatique d’origine luba, réputé pour se nourrir de quelques olives et vouloir exécuter tous les riches de la planète. Assez étrange qu’un tel lascar se soit acoquiné avec le gouvernement Kabila mais Morvan avait renoncé depuis longtemps à saisir les contradictions africaines. D’après ses renseignements, le Khmer noir résidait à Paris depuis quatre ans en tant que réfugié politique (il se faisait passer pour un opposant du clan qu’il servait et vivait aux frais de la princesse). Violent, tyrannique, stupide, il avait fait ses armes dans la région des Grands Lacs durant les deux guerres du Congo.

Morvan en était là de ses recherches quand il avait justement reçu un appel du coco en personne — parfait exemple de synchronicité. Celui-ci lui donnait rendez-vous dans un parking souterrain de Nanterre. Argument de poids : il tenait Loïc.