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Avec fatalisme (il n’avait même pas eu le temps de savourer son soulagement concernant Gaëlle), il avait repris sa bagnole. Durant le trajet, il avait hésité à prévenir Erwan puis avait renoncé : plus dangereux qu’utile. Alors qu’il s’engageait sur le boulevard circulaire, au pied de la Défense, un nouveau coup de fil l’avait guidé à travers les méandres de Nanterre jusqu’à une obscure zone industrielle où un Congolais assurait un rôle de vigile.

Finalement, dans un sous-sol crasseux, des gaillards peints comme des squelettes l’attendaient en fumant et en picolant. Morvan songea aux milices qu’il avait croisées à la frontière rwandaise, dans le Kivu, où des soldats surarmés portaient des perruques et des masques en caoutchouc. Où est Loïc ?

— Pourquoi ces faces de clown ? insista-t-il.

Un des spectres s’avança :

— Prends-le de moins haut, Morvan. On est déjà bien bons de t’avoir appelé avant de foutre ton gamin dans la Seine.

Il ne répondit pas : il venait d’apercevoir son fils à l’arrière d’une Mercedes noire, tête dans les épaules. Son visage dessinait une tache blême dans l’habitacle, comme si on avait explosé une bouteille de lait sur la vitre.

Morvan eut un geste vers le calibre glissé dans son dos mais il serra les poings pour stopper son réflexe. Ne bouge pas, ne tente rien. Joue-la mollo. Les morts vivants étaient au moins six, équipés d’armes automatiques.

— Qu’est-ce que vous voulez ?

Le Noir secoua la tête. À tous les coups, Mabiala en personne.

— On a envoyé un message à ton fils… Visiblement il sait pas lire le français.

— Et toi, tu sais pas l’écrire.

Le colosse rit en silence et s’approcha encore : ils étaient de la même taille. Au Congo, carrière rimait avec carrure. Si Morvan n’avait pas avoisiné les deux mètres, jamais il n’aurait pu s’imposer sur cette terre de colosses.

— C’était un avertissement, patron. Et ça, vous en avez pas tenu compte.

— De quoi tu parles, nom de dieu ? De Coltano ?

— Tss, tss, tss. Les magouilles doivent s’arrêter.

Morvan prit une inspiration. Ce rendez-vous lugubre allait peut-être permettre de clarifier les choses.

— Si tu penses qu’il y a magouilles, explique-toi.

— Les actions, patron, les actions…, chantonna le Noir. Vous êtes en train d’essayer de nous la mettre profond, nquilé…

Le « nous » amusa Grégoire : il doutait sérieusement que Mabiala soit impliqué dans les intérêts miniers du Congo. La solidarité des chiens envers leur maître.

— Si je te dis que c’est pas moi, ça servira à quelque chose ?

— Non.

— Qu’est-ce que je dois faire pour vous convaincre ?

Mabiala lança un regard à la voiture — façon de souligner ses arguments — puis revint planter ses yeux de carbone dans ceux de Morvan. Avec sa tête enfarinée, il rappelait les lutteurs noubas immortalisés par Leni Riefenstahl.

— Tu dois parler au général. Y a un vol demain matin pour le pays, à 8 h 20. (Il s’inclina et fit une révérence.) Sept cent treize euros, monsignèèèèère… Une paille pour votre bourse…

À l’idée de retourner dans le bourbier, il en avait déjà un haut-le-cœur. Quand donc les bamboulas lui lâcheraient-ils le jonc ?

— Ça changera quoi ? cracha-t-il. J’aurai pas plus d’arguments pour convaincre Kabongo.

— Trouves-en. Si c’est pas toi qu’achètes, trouve ceux qui le font. (Le Black frotta son pouce contre son index, produisant une vapeur de poudre blanche.) Cherche l’oseille, patron. Et ramène-nous l’ennemi sur un plateau.

— Je pourrai pas trouver d’ici demain matin.

— Le général, lui, il a pas de patience. Ça, non. Demande-lui un délai, et demande-le bien gentiment. Pendant ce temps, nous, on te garde ton gamin au chaud.

Mabiala l’enlaça par les épaules, sortit son portable — « Souris ! » — et se photographia aux côtés de Morvan en éclatant de rire. Puis il pianota sur son clavier pour sans doute envoyer la photo à Kabongo.

— Ça fera patienter le général… (Il regarda sa montre — la Jaeger-LeCoultre de Loïc.) T’as juste le temps d’aller faire ta valise.

Grégoire se vit dégainer et les abattre tous, en position de tir instinctif. Pam-pam-pam-pam ! La seconde suivante, il eut une vision très claire de son avenir proche : Paris-Kinshasa, se fader les conneries du général en costume Mao, Kinshasa-Paris, courir partout pour trouver qui était en train de la leur faire à l’envers. N’avait-il pas passé l’âge pour tout ça ?

— Je peux lui parler ? demanda-t-il en désignant la Mercedes.

— Sé sé sé. Va faire ta valise. Je trouve qu’on est déjà sympas de pas tous vous rôtir à la broche, nquilé de Blancs !

Le Khmer noir était soudain d’une gravité de bourreau. Il devait avoir cet air-là quand il coupait les mains ou les bras — « manches courtes, manches longues », disait-il — des électeurs qui ne votaient pas du bon côté.

Morvan acquiesça d’un hochement de tête. Il ne réussit pas à attraper le regard de Loïc mais il lui adressa un signe qui se voulait réconfortant. Il allait partir puis se ravisa : pas question de baisser son pantalon à ce point-là.

— Y a une différence entre toi et moi, murmura-t-il en revenant vers Mabiala. J’ai pas besoin de me poudrer le cul pour faire peur à mes ennemis.

71

Six heures du matin. Douché, rasé, habillé, Erwan se sentait d’attaque pour mener son briefing avant de s’envoler en direction de Brest. Mais il fallait d’abord interroger son père sur l’Homme-Clou.

Sans le vouloir, Kripo lui avait remis les idées en place : il devait fouiller la toile de fond de l’affaire. Que s’était-il passé exactement à Lontano, Katanga, entre 1969 et 1971 ? Et ensuite, durant près de quarante ans ? Avait-on simplement enfermé la bête et jeté la clé ?

Dans l’enfance d’Erwan, l’Homme-Clou avait remplacé les traditionnels sorcières et autres Barbe-Bleu. Chaque nuit, ce n’était pas un croquemitaine ni un vampire qui allait venir le chercher mais un jeune ingénieur belge portant une boîte à outils et des sacs de clous… Sans compter les sculptures effrayantes dans le bureau de son père. Il s’était toujours dit qu’un de ces démons avait mangé l’âme de son père. Voilà pourquoi le Vieux frappait sa femme.

Il se gara sous les platanes de l’avenue de Messine et prit l’escalier de service pour accéder directement à l’aile du Padre.

— Qu’est-ce que tu fous là ?

— Charmant, l’accueil.

Bizarrement, son père était déjà prêt lui aussi — l’uniforme standard : bretelles et chemise bicolore.

— Rentre, fit-il en regardant sa montre.

Le seuil donnait directement accès à un petit vestibule puis à la chambre-bureau. Erwan aperçut la valise ouverte.

— Tu pars en voyage ?

— Un aller-retour. L’affaire de deux jours.

— Où ?

— Kinshasa.

— Tu plaisantes !

Morvan empila plusieurs chemises dans sa valise format cabine.

— J’ai l’air de plaisanter ? Avec cette putain de chaleur, je suis bon pour me changer toutes les deux heures.

— Qu’est-ce que tu vas foutre là-bas ?

— Business. Café ?

— Je veux bien.

— Y en a du chaud dans la cuisine. Rapporte-m’en aussi.

Erwan s’exécuta. Il devinait que cette visite éclair au Congo était liée à Coltano et aux problèmes dont son père lui avait parlé. Il s’en foutait. Tout ce qui touchait au fric paternel le débectait. Il se demanda aussi s’il n’y avait pas un lien lointain avec le nouvel Homme-Clou…