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Dans la petite cuisine, il trouva le café fumant dans la machine. À près de soixante-dix ans, le Padre menait ici une vie d’étudiant. Tout ça pour ça…

Il revint dans la chambre portant les deux mugs.

— Merci. Donne-moi des nouvelles de ta sœur.

— Tout va bien. Elle est chez elle et… calmée.

— J’espère bien. Où elle était encore partie, cette conne ?

— Je t’épargne les détails.

— T’as raison. J’ai un service à lui demander mais il vaut mieux que ça passe par toi.

Il revit Gaëlle vociférer sur le seuil de son appartement, roulée dans sa serviette-éponge. Il n’était pas sûr d’être le mieux placé pour lui demander quoi que ce soit.

— Quel genre de service ?

— On est vendredi. C’est le week-end de garde de Loïc. Il ne pourra pas l’assurer.

— Pourquoi ?

— Cas de force majeure.

— Me dis pas qu’il…

— Non. Il sera pas chez lui, c’est tout. Du moins pas ce soir. Il faudrait que Gaëlle aille chercher les petits à l’école et les garde chez lui jusqu’à son retour.

— Où est-il ?

— Désolé, je peux pas t’expliquer.

Morvan avait pris sa voix la plus posée. Malgré sa capacité à dissimuler ses vrais sentiments, Erwan le sentait anormalement nerveux. Son mug en main, il achevait sa valise : trousse de toilette, iPod, livres, serviette…

— Pourquoi ne pas demander à Sofia de…

Le Vieux laissa retomber son rasoir électrique, l’air accablé :

— T’as donc rien compris ? On n’a pas le droit à l’erreur.

— De quoi tu parles ?

— S’il y a divorce, Loïc doit être irréprochable. Cette salope italienne utilisera le moindre fait contre lui.

— Elle a pourtant promis d’enterrer la garde à vue, non ?

— Justement. Elle se servira de tout le reste.

Il ouvrit un tiroir de son secrétaire, attrapa un calibre dans son étui et le glissa entre deux chemises.

— Tu passes les contrôles avec ça ? s’étonna Erwan.

— Après quarante ans de boutique, encore heureux.

— Tu pars à la chasse ou quoi ?

— T’occupe. Qu’est-ce que tu voulais ?

— Parler de l’Homme-Clou.

Son père saisit une enveloppe bourrée de cash, feuilleta rapidement la liasse (que des billets de cent) puis la fourra dans sa poche de veste, avec son passeport.

— C’est vraiment pas le moment.

— M’oblige pas à te convoquer au 36.

— T’es en bagnole ? sourit Morvan. Emmène-moi à Roissy. On discutera en route.

72

— Quand je suis arrivé à Lontano, il avait déjà tué quatre femmes.

— T’étais en poste au Gabon, pourquoi t’envoyer au Zaïre ?

— Parce que la dernière victime était française, on voulait que j’aille voir tout ça de plus près.

— Resitue-moi le contexte. Parle-moi de Lontano.

— C’était une immense zone d’habitation, une ville nouvelle qui abritait tous les ingénieurs, cadres et contremaîtres du secteur minier. Des Belges en majorité. Des écoles accueillaient les enfants. L’université formait l’élite. À cette époque, ça faisait beaucoup de monde, pas un Noir n’avait encore accès à un boulot qualifié.

— Quand les meurtres se sont produits, ça a dû être la panique, non ?

— Plus personne n’osait sortir. En fait, plus personne ne voulait rester. La ville a connu un exode massif. Les Belges préféraient être rapatriés. Côté Noirs, c’était pas mieux : ils étaient persuadés qu’un démon rôdait et ne voulaient plus travailler dans les zones où le tueur avait déposé une de ses victimes. Toute la région était à l’arrêt.

Erwan ne pouvait s’empêcher de penser qu’il était né là-bas. Son père avait raison : ce lieu funeste pouvait apparaître comme une malédiction. À défaut de fées, c’était un tueur en série qui s’était penché sur son berceau.

— Que foutait la police ?

— Il n’y avait pas de police zaïroise et les Belges ne trouvaient rien. À leur décharge, il n’y avait alors qu’une seule voie d’investigation : les témoignages. Or personne ne savait rien. En tout cas, c’était la loi du silence. Tu mets pas le deux-tons ?

Erwan parvenait porte de la Chapelle. Il prit la direction de l’E19, l’autoroute du Nord.

— Non. On a encore le temps et je veux tous les détails.

— Pour ça, faudrait aller à l’aéroport à pied.

— Le gouvernement zaïrois t’a autorisé à enquêter ?

— Les Blacks m’attendaient comme le messie. L’affaire était revenue aux oreilles de Mobutu qui voyait d’un très mauvais œil l’exode de Lontano. Il redoutait le moment où toutes les mines du coin seraient obligées de fermer.

— Les Belges ont coopéré ?

— Ils avaient d’autres chats à fouetter. L’urgence était de rétablir l’ordre dans la ville. Leur erreur avait été de soupçonner les Africains, à cause des rituels magiques du tueur. Les Blancs s’en sont mêlés. Il y a eu des affrontements, des lynchages. Quand je suis arrivé, on était au bord de la guerre civile.

— Par quoi tu as commencé ?

— J’ai repris l’enquête de zéro. Les Belges avaient fait une découverte intéressante. Les pratiques de l’Homme-Clou étaient inspirées par une magie qui n’avait rien à voir avec le Katanga. Des rites du Mayombé, une région située à l’embouchure du fleuve Congo, à plus de mille cinq cents kilomètres à l’ouest. Le réflexe des flics avait été de chercher parmi les ouvriers des gars appartenant à l’ethnie yombé.

— Ils en ont trouvé ?

— Des centaines. Au Zaïre, le Katanga, c’était l’eldorado : on venait de partout pour y bosser. Ils se sont enfoncés eux-mêmes dans cette impasse. En fait, ils pouvaient même plus approcher les ghettos noirs sous peine de se faire lyncher à leur tour. Pendant ce temps-là, les victimes se multipliaient.

— Quel était leur profil ?

— Toujours le même : une jeune fille de bonne famille, étudiante ou travaillant dans les bureaux des sociétés minières. Des poulettes que tout le monde connaissait, qui dansaient le samedi soir à la salle des fêtes au son de « I’m a Man » ou de « Yellow River ».

— Tu te les rappelles ?

Le Vieux se mit à débiter, sans la moindre hésitation :

— Octobre 69 : Ann de Vos, vingt et un ans, étudiante en biologie. Décembre 69 : Sylvie Cornette, dix-neuf ans, secrétaire à la scierie Fyt Kolenmijn. Mars 70 : Magda de Momper, vingt ans, étudiante en lettres. Mai 70 : Martine Duval, dix-huit ans, étudiante en hypokhâgne.

— Tu te souviens de chaque nom ?

— Elles ont jamais quitté ma mémoire. Et encore, celles-là ont été tuées avant que je commence l’enquête. Celles qui sont mortes après, c’est comme si elles avaient appartenu à ma propre famille. (Le regard fixé sur la route, il reprit sa déclamation :) Novembre 70 : Monika Verhoeven, vingt-quatre ans, géologue chez Mangaan Corp. Février 71 : Anne-Marie Nieuwelandt, vingt et un ans, traductrice au consulat de Belgique. Avril 71 : Catherine Fontana, vingt-trois ans, infirmière au dispensaire du kilomètre 5. Mai 71 : Colette Blockx, vingt-deux ans, mère au foyer avec un nouveau-né de quatre mois. Novembre 71 : Noortje Elskamp, vingt ans, religieuse… Magne-toi, je vais finir par rater mon avion.

Erwan accéléra sans répondre. Ils venaient de dépasser le Stade de France, à Saint-Denis.

— Le tueur procédait toujours de la même manière, poursuivit Grégoire. Enlèvement, tortures, mutilations, dépose dans un coin de brousse. On ne retrouvait jamais de trace ni d’empreinte. Il frappait toujours durant la saison des pluies. Une seule averse et tout était balayé.