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Leurs corps, comme huilés, rappelaient les formes à la fois sensuelles et répugnantes des célèbres poivrons photographiés par Edward Weston. D’ailleurs, ces créatures n’avaient ni mains ni pieds mais des crochets ou des racines.

Ces monstres n’étaient pas ses compagnes, mais ses mères.

Il leur devait la vie.

76

Du déjà-vu. Les trois mousquetaires l’attendaient comme la première fois à la cafétéria de l’aéroport. Ils ne portaient plus leur long ciré noir et étaient visiblement heureux de le retrouver. Ils s’accordèrent un café avant de prendre la route de l’UMD. Erwan leur devait des explications mais il leur demanda d’abord des nouvelles à propos de di Greco.

Son suicide était validé mais rien de nouveau concernant son implication dans le meurtre de Wissa. Aucune arme blanche dans sa cabine. Aucune trace dans son ordinateur d’un quelconque projet d’exécution. Aucun contact non plus avec le lieutenant Gorce et ses Renards. Pas la moindre preuve que l’amiral et l’apprenti pilote se soient vus dans la nuit du vendredi. Affaire classée, sans lien avec la disparition du copte. L’enquête sur le meurtre de Wissa continuait, en mode mineur, mais aucun juge n’avait été saisi et Muriel Damasse avait réclamé l’ensemble du dossier — Verny ne comprenait pas pourquoi.

Enchaînement facile, Erwan révéla son premier scoop, c’était le meurtrier de Kaerverec qui venait de frapper en plein Paris.

— Comment pouvez-vous en être certain ? s’étonna le gendarme.

— Je vous ai apporté une brève synthèse, fit-il en tendant à chacun quelques feuillets.

Kripo, toujours bienveillant, avait rapidement rédigé ces notes. Les militaires lurent en silence. Histoire de les achever, Erwan sortit de son cartable les photos du corps d’Anne Simoni.

— Le mode opératoire est identique, clous, tessons, miroirs, ablation d’organes compris. Sans parler du crâne rasé et du viol anal. L’autopsie est en cours.

Le Guen, toujours aussi rouge, attrapa un des tirages.

— Ça nous dit toujours pas ce que vous allez faire à Charcot.

Erwan rangea les clichés, prit son souffle et résuma les liens avec le passé. L’histoire de l’Homme-Clou. Son mode opératoire. Son internement en Bretagne dans les années 2000. La volonté de l’imitateur de frapper près de son lieu de décès.

— Sur ce tueur, intervint Verny, je veux dire l’africain, qu’est-ce que vous savez ?

Erwan donna des détails importés de Lontano. Des mots comme « sorcellerie », « réseaux d’énergie », « esprits » avaient de quoi les assommer.

— On y va ? conclut-il pour briser l’envoûtement.

Il s’installa à l’avant, côté passager. Archambault prit le volant, les deux autres montèrent à l’arrière. Tout ça avait décidément un goût de revival. Il songea aux parents de Wissa Sawiris mais n’osa pas demander de leurs nouvelles.

Pour son retour, la Bretagne lui offrait un tableau somptueux : ciel immaculé, soleil éclatant, reliefs tourmentés, bien nets, comme décapés par le vent. Des rocs noirs s’érigeaient sur des plaines de gazon gris, évoquant l’île de Pâques et ses totems de basalte.

— Vous vous êtes renseignés sur Charcot ?

— Dans la région, répondit Verny, tout le monde connaît l’UMD. On l’appelle la Cage aux monstres.

— C’est la réalité ?

— Non. Juste une prison spécialisée. Avec une partie pour la détention et une autre pour les soins. Ils traitent des patients dangereux, notamment des pédophiles. Ils pratiquent la castration chimique.

— C’est autorisé en France ?

— Aucune idée. Mais je pense pas qu’il y ait eu de réclamations.

— Vous avez prévenu de notre visite ?

Le gendarme eut un petit rire, qui ne lui ressemblait pas :

— J’ai même parlé de perquise !

— Pourquoi ?

— Pour être sûr de tout visiter.

À travers le pare-brise, le panorama reprenait des couleurs. Buissons rouillés émergeant des flaques, surfaces de vert chatoyant, floraisons de bruyère et d’hortensias. Erwan n’aurait su dire s’il était heureux de retrouver ces paysages. Il y avait en Bretagne une puissance qui inquiétait et épuisait à la fois. Au loin, la mer se gonflait comme le dos d’un animal fantastique. Ses écailles venaient se frotter à la lumière du ciel. Il songea à une respiration puissante, régulière. Une force au repos qui ne demandait qu’à se réveiller.

Son esprit dériva, revenant malgré lui à la blessure de la veille : sa sœur en bête de foire, les cuisses ouvertes sur son trône. Il ne se souvenait déjà plus des arguments de Gaëlle, plus forte pour la dialectique que pour l’équilibre psychique. Il se rappela tout à coup qu’il devait lui demander d’aller chercher les petits à l’école. Il opta pour un SMS, sans la moindre allusion à la nuit précédente. Gaëlle n’avait jamais refusé de garder les enfants de Loïc. Mystérieusement, elle considérait que cette mission faisait partie de ses devoirs.

Il leva les yeux : les panneaux indiquaient Locquirec, à la lisière du Finistère et des Côtes-d’Armor. L’institut n’était plus qu’à deux kilomètres.

À cet instant, son portable tinta — un SMS. Sans doute la réponse de Gaëlle. Il baissa les yeux.

Le dernier message auquel il aurait pu s’attendre : « J’ai checké avec mon avocate : on peut dîner. Ce soir ? Tu passes me prendre à 20 heures ? » Elle avait seulement signé d’un S.

77

À première vue, l’unité pour malades difficiles Jean-Martin Charcot ne différait pas d’une prison de haute sécurité. Mur d’enceinte haut de cinq mètres. Miradors surmontés de projecteurs aux quatre angles. Double rangée de fils barbelés cernant à bonne distance la forteresse. Les bâtiments étaient plantés sur une plaine rase ; les premiers bois devaient se trouver à un kilomètre : de quoi voir venir ou plutôt s’enfuir…

Le ciel s’était déjà couvert mais une lumière frémissante perçait çà et là, révélant des champs cultivés, des sous-bois, du bétail. À midi, des nappes de brume s’échappaient encore des sillons fertiles, donnant l’impression que la terre respirait.

Premier portail : celui des barbelés. Sous la clôture, des douves remplies d’eau. Cartes officielles. Photos. Empreintes digitales. Ni la Ford sérigraphiée ni les uniformes n’eurent valeur de passe-droits. Ils roulèrent plusieurs centaines de mètres jusqu’au bâtiment lui-même et son parking.

Nouveau contrôle. Laissant leur voiture, ils s’acheminèrent jusqu’à la porte blindée. La Cage aux monstres : l’idée paraissait de moins en moins farfelue. Dès le premier sas, ils durent se délester de leurs armes, ainsi que de tout objet métallique, de leurs portables et papiers d’identité, sous l’œil attentif des vigiles. Encore une fois, le fait d’être flic ou gendarme ne leur valut aucun traitement de faveur. Ces gardes étaient confrontés à un danger qui dépassait la banale délinquance : celui de la folie.

Encadrés par trois surveillants, ils accédèrent à la cour intérieure. Changement de décor : pelouses fraîchement tondues, terrains de sport, bâtiments blancs rénovés, drapeaux français et européen. Un vrai campus d’université. À gauche, un bloc compact qui devait être la prison elle-même — peu de fenêtres, encore des miradors, des clôtures, sans doute électrifiées. À droite, un édifice qui ressemblait à un hôpital standard : croix rouges, ambulances, signalisation au sol indiquant la direction des services. Des infirmiers fumaient sur le seuil, mains dans les poches, sabots aux pieds.