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Un homme apparut, marchant d’un pas alerte en direction des visiteurs. Grand, athlétique, il devait avoir dépassé la soixantaine mais son sourire éclatant balayait les années avec insouciance. Son look preppy étonnait pour son âge : blazer à écusson, pantalon chino, mocassins bateau. Malgré sa crinière argentée, il paraissait sortir d’une salle de cours d’Oxford. Tout à fait raccord avec le décor. Sa poignée de main confirma le message : énergie et joie de vivre à revendre.

— Professeur Jean-Louis Lassay, psychiatre et neurologue. C’est moi qui dirige la boutique !

Erwan marqua son étonnement :

— Je croyais que les psychiatres et les neurologues se faisaient la guerre.

L’autre éclata de rire :

— Des blagues de journalistes ! Vous pensez bien que face à la complexité des maladies mentales, chacun a appris à coopérer, à associer son domaine d’expertise. Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?

Erwan présenta ses collègues puis, en quelques mots, exposa la raison de leur visite. Lassay ne parut pas surpris : comme tout le monde, il avait lu la presse du matin et noté les similitudes avec le mode opératoire de Thierry Pharabot. Erwan n’évoqua pas le meurtre de Wissa. Il venait chercher des infos, pas en donner.

— Allons boire un café ! s’exclama le psychiatre.

Erwan acquiesça sans entrain : le café était devenu une sorte de maladie sociale, un poison censé huiler les rapports humains mais qui laissait surtout des aigreurs d’estomac et des relents de bile dans la gorge.

Quelques portes et fouilles plus tard, ils pénétrèrent dans une salle de réunion dont les murs paraissaient être en plastique. Longue table entourée de chaises du même tonneau, supportant thermos et gobelets de polystyrène. Lassay avait intérêt à leur lâcher un scoop. Erwan ne s’était pas tapé cinq cents bornes pour se retrouver dans ce décor de réunion commerciale.

— Je ne vois malheureusement pas comment vous aider, commença le médecin. Thierry Pharabot est décédé il y a trois ans. En novembre 2009.

— Nous le savons. Le problème est qu’à l’évidence, un tueur s’inspire de sa folie. Une histoire vieille de quarante ans dont personne, ou presque, n’a entendu parler.

— Quelle est votre idée ?

Erwan ne renseignait jamais ses témoins mais il voulait gagner la confiance du psychiatre.

— Partons de la plus simple, fit-il en ouvrant les mains. Pharabot aurait pu influencer un autre détenu libéré depuis.

— Ici, on dit plutôt « patients »… Non, ça ne tient pas. Il vivait seul dans une cellule. Il sortait très peu. Et nous ne « libérons » pas, comme vous dites, des pensionnaires qui présentent un danger.

— Vous l’aviez placé en isolement ?

— Pas du tout. C’était un solitaire. Il n’avait presque aucun contact avec les autres. En dix ans, personne n’a vraiment percé son mystère.

— Le personnel soignant ?

— Non plus.

— Qui était son psychiatre traitant ?

— Mais… moi.

— Il vous parlait ?

— Je vous arrête : l’article 4 du Code de la santé…

Erwan remit les pendules à l’heure :

— Docteur, soit vous témoignez maintenant et nous gagnons un temps précieux, soit je contacte le conseil de l’Ordre pour obtenir une dérogation qui vous libérera du secret médical. Personne n’hésitera à trahir les confidences d’un assassin mort pour aider à arrêter un meurtrier vivant.

Lassay se racla la gorge. Erwan avait marqué un point.

— Comment résumer dix années d’échanges, d’analyses, de soins ?

— Je me contenterai des grandes lignes.

— Pharabot était un « schizophrène paranoïde ». Il souffrait d’un délire de persécution. Il était persuadé d’avoir été envoûté durant son enfance. Des esprits puissants lui parlaient, le menaçaient, le persécutaient… Sa seule arme était de fabriquer des sculptures chargées de contre-pouvoir… Des minkondi.

— Durant toutes ces années, son état n’a pas évolué ?

— Malheureusement, non. La psychiatrie est souvent impuissante à guérir. Elle vise seulement à soulager.

— On m’a parlé d’un nouveau traitement… En quoi consistait-il ?

— Nous avons essayé des molécules inédites. Les noms ne vous diraient rien. Disons que certaines le calmaient, d’autres l’aidaient à faire la part des choses entre réalité et délire. Mais les résultats n’étaient pas probants.

Verny, Le Guen et Archambault s’étaient mis à prendre des notes.

— De quoi est-il mort ?

— D’un AVC, pendant son sommeil. Ou d’une crise cardiaque, on n’a jamais su.

— Il n’y a pas eu d’autopsie ?

— Pour quoi faire ?

— Présentait-il d’autres symptômes de maladies physiques ?

— Pas du tout : il était en pleine forme. On a tous été surpris.

— Était-il agressif ?

— Non. Toujours calme. Très doux, même.

— Il n’y a jamais eu de problème ?

— Non. Mais les médicaments y étaient pour beaucoup.

— Vous avez des portraits de lui ?

— Aucun. Il refusait d’être pris en photo. Des superstitions africaines.

— Et pour votre dossier anthropométrique ?

— Nous avons des dossiers médicaux, pas des fiches de police.

— Mais vous avez bien reçu son dossier d’instruction ?

— Celui des années 70 ? Non. Depuis longtemps, Pharabot n’était plus qu’un patient transféré d’un hôpital à l’autre.

Erwan lui aussi avait sorti un petit carnet, gagné par l’atmosphère studieuse de la salle.

— Recevait-il des visites ?

— Jamais. En dix années, pas la moindre demande le concernant.

— La justice se préoccupait-elle de lui ?

— Non. Aucun juge ne s’est jamais manifesté. Tout le monde avait oublié Pharabot. Son destin était de mourir entre ces murs.

Ce ton compatissant agaça Erwan :

— Vous savez ce qu’il a fait, au moins ?

— Vous voulez dire… à Lontano ? Les faits marquants seulement.

— Ça n’a pas l’air de vous choquer.

— Ne croyez pas ça. Simplement, au fil des années, j’ai mieux compris sa folie et je crois que nous avions réussi, comment dire, à la… désamorcer.

— Je ne comprends pas.

— Pharabot vivait dans la peur des esprits. Il aurait sacrifié n’importe qui pour se protéger. Mais ici, cette obsession n’était plus qu’un symptôme parmi d’autres. Il n’était plus du tout la bête sauvage que vous imaginez.

— Je pourrais voir son dossier ?

— Non. Secret médical.

— On en a déjà parlé, je crois.

Le visage du psy se ferma :

— Sur ce sujet, je ne céderai pas. Demandez les dérogations que vous voudrez, revenez quand vous les aurez obtenues, mais pour l’instant vous devrez vous contenter de cette conversation. Il me semble que je fais déjà preuve de bonne volonté.

Inutile d’insister.

— Revenons à notre problème actuel : un homme, un tueur, s’inspire du passé de l’Homme-Clou pour frapper aujourd’hui. Il paraît très bien renseigné sur son mode opératoire et je pense qu’il savait que Pharabot était interné ici. N’avez-vous jamais remarqué quelqu’un qui rôdait autour de l’UMD ? Une présence inhabituelle ?

— Jamais.

— Pas de vol d’informations, de piratage ?

— Non.

— Il recevait du courrier ?

— Non plus.