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— Je suis venu en paix, prévint Morvan. On est toi et moi dans la même galère.

Kabongo rit, dans un nuage de fumée :

— T’as raison mais c’est toi qui rames et c’est moi qui commande.

Morvan s’approcha de la balustrade. Une série de bouteilles de bière y étaient posées — Kabongo ne l’avait pas attendu pour l’apéritif. Il prit quelques secondes pour respirer l’air détrempé du fleuve. Pas question de voir aujourd’hui Brazzaville, la capitale de l’autre Congo, située juste en face. L’eau, la terre, le ciel semblaient mener d’obscures magouilles sous un rideau de brume. Un business de pluie et d’alluvions…

— Je suis venu te parler de…

— Non, coupa l’officiel, c’est moi qui vais parler et tu vas m’écouter. Assieds-toi.

Morvan attrapa deux chaises dans la pile et les disposa près de la rambarde. Kabongo resta debout : il dominait, un point c’est tout. Il saisit une bouteille de trente-trois centilitres dans un cageot : une Primus, la marque locale. D’un geste sûr, il coinça le goulot dans les mailles de la muselière de la hyène et fit sauter la capsule dentée.

— Bois ça, ordonna-t-il à Morvan.

Grégoire saisit la bière sans lâcher des yeux Cocotte. Un souvenir le traversa : les hyènes femelles possèdent un clitoris aussi gros que le pénis des mâles. De quoi faire débander le plus couillu de la meute.

— Mi-août, neuf mille actions Coltano ont été achetées, déclara Kabongo d’un ton de présentateur télé. Début septembre, douze mille. Lundi dernier, dix-sept mille. On en est à près de quarante mille actions qui ont changé de mains. Sans qu’on sache pour lesquelles ni pourquoi.

Morvan but une gorgée tiède. Il était surpris par la précision des chiffres. Son fils, dont c’était le métier, n’avait pas été foutu de décrocher la moindre information.

— Tu peux m’expliquer ? demanda le Noir de sa voix d’Isaac Hayes.

— Non.

— T’es dans la combine ?

— Non.

— T’es pas en train d’essayer de nous la mettre ?

— Je te jure que non.

— Parce que avec tout ça, tu finirais par avoir la minorité de blocage et tu pourrais faire la pluie et le beau temps dans notre belle province.

— Je te dis que j’y suis pour rien !

— Et tes amis du Luxembourg ?

— Je vérifierai mais je suis certain qu’ils ne sont même pas au courant. Quel intérêt pour nous de faire bouger les choses ? Vous êtes maîtres chez vous et ce ne sont pas quelques paquets d’actions qui changeront la donne.

Le général acquiesça d’un lent mouvement de tête.

— Si c’est pas toi, prouve-le.

— Je trouverai les acheteurs.

Morvan essaya de boire une autre goulée, pas moyen. Il eut même un renvoi qu’il tenta de dissimuler en un simulacre de toux.

— Elle est pas bonne ?

— Délicieuse.

— Tu crois que t’as le cul trop blanc pour t’asseoir à notre table ?

— Après tout ce que j’ai fait pour le Congo ?

Kabongo ne répondit pas. En réalité, le gouvernement congolais tenait beaucoup à Coltano — même si la compagnie payait moins de taxes que les autres. Du fait de sa position géographique, elle échappait aux pilleurs et autres milices de l’Est. C’était un des rares revenus liés au coltan qui parvenait dans les caisses de l’État.

L’autre paradoxe était que Morvan, le Blanc, connaissait mieux ces régions tourmentées (le Nord-Katanga n’était pas un eldorado tranquille) que la plupart des notables de Kinshasa. En d’autres termes, on avait besoin de lui.

Kabongo finit par répliquer, en toute mauvaise foi :

— C’est ça ton problème, patron : tu crois toujours que le Congo te doit. Mais c’est le contraire, tout à fait ! C’est ce bon vieux Zaïre qui a couvert tes exactions quand…

— Je sais, je sais… Revenons à Coltano. T’as l’air bien renseigné. Tu sais par qui sont passés les acheteurs ?

— Un trader du nom de Serano.

— Comment tu l’as appris ?

— Qu’est-ce que tu crois ? Qu’on passe nos journées à baiser et à manger des bananes ?

C’était exactement ce que pensait Grégoire mais il prit un air offusqué.

— Trouve les enfoirés, Morvan.

— Je me mettrai au boulot qu’à une seule condition.

La hyène ricana. Kabongo grogna.

— Libère mon fils aujourd’hui.

— C’était son boulot et il a merdé, ça.

— Il a des problèmes… personnels.

— Je connais ses problèmes et je connais les tiens. Trouve les acquirères, Morvan, et fais-les vendre.

— Qui rachètera ?

— On est preneurs : c’est le moment de regrouper nos forces au sein de Coltano.

Dans cette histoire, il allait finir à poil. Soit l’offensive était confirmée et il serait viré. Soit les généraux rachetaient ces actions et pour le coup, ils auraient la minorité de blocage et ne lui feraient pas de cadeau.

— Vous devez libérer Loïc. Il est le seul qui puisse m’aider dans mon enquête. Il…

La hyène s’était approchée et tournait autour de ses jambes.

— T’as la cote avec Cocotte ! gloussa Kabongo.

Le flic la repoussa du pied.

— C’est parce que je pue la mort. Libère mon fils.

— Va pas trop vite : on a un autre problème.

— Quel problème ?

— Cette histoire d’achat d’actions, là, c’est l’arbre qui cache la forêt.

— Comprends pas.

— La vraie question, c’est : pourquoi tout le monde veut du Coltano aujourd’hui ?

Il n’était pas étonné de la remarque : les Blacks savaient additionner deux et deux.

— Aucune idée.

— Peut-être que ces gens-là savent quelque chose que je sais pas. Y a peut-être des raisons de s’intéresser à notre vieille entreprise.

— Je comprends rien à ce que tu dis.

— Des nouveaux gisements, par exemple.

Morvan se leva. Cocotte ricana.

— Qu’est-ce que t’insinues ? s’indigna-t-il. Que je t’ai caché des informations ?

— Tu sais ce qu’on dit chez nous ? « Tout a une fin, sauf la banane qui en a deux. »

— Arrête de parler comme un dessin animé !

— Si t’essaies de nous la faire à l’envers, ça va chier, Morvan.

C’était le moment de hausser le ton :

— Lâche mon fils et je t’amène les acheteurs sur un plateau ! Sinon, je te jure que je bute tous tes gars, ce con de Mabiala en tête !

— Calme-toi. Je vais libérer Loïc, là, parce qu’on est comme des frères.

— À la bonne heure.

— Et aussi parce que tu vas me filer du fric.

— Quel fric ?

— Je veux une commission sur l’exploitation des nouveaux gisements.

— Y a pas de nouveaux gisements !

Cocotte ricana encore : au sens propre, elle était la voix de son maître.

— M’oblige pas à mettre mon nez dans tes magouilles, Morvan. M’oblige pas à découvrir ce que tu trafiques avec les Tutsis, les Maï-Maï ou autres… On va faire ça à la grecque. En douce et dans le dos de cet enfoiré de bâtard…