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— Où vous en êtes, bon dieu ?

— C’est sécurisé. Y a plus rien de vivant ici.

— C’est comment ?

— Venez voir par vous-mêmes.

Au centre (le lit avait été relevé et plaqué contre un des murs), le corps de Ludovic Pernaud était accroupi dans un panier tressé circulaire d’un mètre de haut environ, raide de sang séché. Seule sa tête en sortait, dévastée par des grappes de clous qui bourgeonnaient sur le front, une joue, le menton. Malgré ces meurtrissures, on reconnaissait le parachutiste, la boule à zéro, bouche ouverte sur un cri d’agonie. Des éclats de miroir, placés dans ses orbites, achevaient le tableau. Où qu’il soit maintenant, Pernaud pouvait désormais voir le monde des esprits.

Les flics contournèrent le corps. Des lambeaux noirâtres sortaient du panier. Faciles à identifier : des lanières de peau ensanglantées. Erwan remarqua que le cadavre reproduisait une figurine du bureau de son père, réputée aspirer les sorts et les maladies. Et aussi une des statuettes de papier de Pharabot.

Il rengaina et souffla aux autres :

— Appelez le proc, l’IJ et les pompes funèbres.

Chacun craignait de marcher sur un des vestiges de peau. Erwan devinait qu’ils ne respiraient plus, en apnée dans ce bain de terreur. Toute la scène semblait se dérouler au ralenti, dans un climat d’irréalité.

Lui pourtant était dans un état différent. Il notait chaque fait, mémorisait chaque détail, avec recul, comme à distance. Sa respiration même — brève, retenue, pour ne pas inhaler l’odeur de barbaque — lui paraissait flotter hors de son corps.

Les flics de la BRI arrivèrent et ce fut pire encore : huit mecs dans une turne rouge sang en état de stupeur.

Erwan coupa son oreillette puis attrapa son mobile. Lentement — il avait l’impression que chacun de ses gestes était décomposé —, il rédigea un SMS à l’attention de Sofia : « Désolé. Je serai en retard. »

84

Quand les noirs l’abandonnèrent, il ne pouvait plus bouger les bras. Il avait passé près de vingt-quatre heures les mains ligotées dans le dos, accroupi au fond d’une voiture. On lui avait accordé deux pauses : l’une pour pisser, l’autre pour manger. On l’avait déplacé plusieurs fois, en lui mettant une cagoule sur la tête, qu’on lui retirait (ou non) à l’arrivée. De toute façon, le décor variait peu : parkings désaffectés, terrains vagues, friches industrielles…

Malgré cette constante atmosphère de menace, Loïc avait vu sa peur reculer — il se doutait que son père s’occupait de lui et que sa situation, imperceptiblement, s’améliorait.

Le problème était la coke : le manque l’avait torturé beaucoup plus que la peur, l’asphyxie ou les courbatures. Le besoin de drogue se manifestait par bouffées, brèves ou lancinantes. Parfois, une montée d’angoisse l’oppressait jusqu’à lui faire espérer la mort. Ou alors des sensations physiques l’assaillaient : accès de froid, crampes au fond du ventre, tremblements. D’autres fois, il voyait des traces devant lui, de beaux traits blancs qu’il ne pouvait pas approcher. Puis ça passait et il grinçait des dents de plus belle en attendant la prochaine crise.

Maintenant, il était seul dans un parking.

Les gars lui avaient arraché sa cagoule et avaient tranché son bracelet avant de le pousser dehors. La dernière voiture qu’ils avaient utilisée portait des plaques diplomatiques, façon de lui dire : « Tu peux noter l’immat’, on est intouchables. » De toute façon, il n’avait pas eu la présence d’esprit de mémoriser quoi que ce soit. Il avait simplement ramassé son portable et son portefeuille lancés par la portière puis s’était massé les poignets.

Assis par terre (son costume était taché de graisse, le deuxième foutu en deux jours), il vérifia son téléphone : par miracle, il restait un peu de batterie, mais impossible de capter dans ce trou. Il gagna la sortie en titubant légèrement — faim, manque, engourdissement. Ses pas résonnaient dans l’espace vide. Où je suis ? pensa-t-il. Il fit le tri dans ses priorités. D’abord, se repérer — il était peut-être aux portes de Paris ou à l’autre bout de l’Île-de-France. Ensuite, trouver un distributeur de cash — on ne lui avait rendu que ses cartes de crédit.

Dehors, paysage mortifère de banlieue industrielle. Une longue avenue percée de réverbères, des blocs noirs, des cheminées d’usine. Il pouvait être à Nanterre, Gennevilliers ou Ivry-sur-Seine. Il se mettait en marche en quête de panneaux quand sa vraie préoccupation revint le saisir : Milla et Lorenzo. Entre ses crises, il n’avait cessé d’y penser : on était vendredi et c’était son week-end de garde. Qui était allé les chercher à l’école ? Avait-on prévenu leur mère ? Le Vieux avait-il géré l’urgence ? Il était sûr que oui.

Il appela Gaëlle — la préposée aux enfants quand il n’était pas dispo. En quelques mots, elle le rassura : elle était chez lui, les petits déjà couchés. En retour, elle lui demanda des explications, il répondit de manière vague. Elle l’interrogea aussi sur les travaux qu’il y avait eu chez lui, il fut plus évasif encore.

— J’arrive dans une demi-heure.

Il venait de voir un panneau : « Stains ». Il consulta ses messages : en vingt-quatre heures, il en avait reçu près d’une trentaine. Les seuls qui l’intéressaient étaient ceux de son père. Morvan avait déjà appelé deux fois. Il savait sans doute qu’il venait d’être libéré et voulait le vérifier « de vive voix ».

D’une pression, Loïc le rappela. Sonnerie bizarre.

— T’es dehors ? demanda le Vieux de sa grosse voix inquiétante.

— Ils viennent de me relâcher, ouais. Qu’est-ce que t’as fait ?

— Je t’expliquerai. Je suis en train d’embarquer.

— Pour où ?

— Pour Paris. Je suis à Kinshasa. Il a fallu négocier en haut lieu.

— T’as… t’as payé ?

— Non. Mais on a peu de temps pour prouver notre bonne foi.

— Quelle bonne foi ? Qu’est-ce qu’ils nous reprochent ?

Morvan éluda :

— Kabongo m’a balancé le nom du trader qui achète les paquets d’actions.

— Comment il l’a eu ?

— Il est moins con que toi. Un certain Serano.

Loïc étouffa un juron. La nuit dernière, il n’avait pas été foutu de lui tirer les vers du nez.

— Je le connais.

— Tu vas aller chez lui et tu vas le faire parler.

— Il a aucune raison de me répondre.

— Démerde-toi. On doit retrouver les acheteurs. C’est notre seule chance de convaincre les Négros !

Loïc se passa la main sur le visage. Il eut l’impression de toucher un cadavre.

— Je… je saurai pas faire.

— Alors, appelle Erwan.

L’évocation de son frère le ranima :

— Il va venir lui casser les dents et je ramasserai les infos, c’est ça ?

— Il peut être convaincant.

— Je sais pas dans quel monde tu vis, papa. Les affaires dont il s’agit se règlent pas à coups de poing. On parle de la Bourse, pas d’un saloon !

Quelques secondes passèrent. Loïc crut que la communication était coupée mais la voix de son père revint à la manière d’une lame de fond :

— Je monte dans l’avion. Rentre chez toi et prends un bain. Gaëlle s’est occupée des gamins. Demain matin, tu vas chez Serano.

— Je te dis que…

— Et moi je te dis que le monde est un vaste saloon. Tes financiers ne valent pas le crottin sous les bottes de mes cow-boys. Ton frère t’accompagnera et crois-moi, Serano s’allongera en vous remerciant de lui laisser ses dents.

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