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Nappe à carreaux, carafe d’eau, bougie bon marché : Erwan avait honte d’avoir invité Sofia dans un tel boui-boui. Ce qui était dans son souvenir un bon petit italien n’était qu’une sinistre pizzeria. Par ailleurs, l’idée d’amener ici une Florentine pure souche était à peu près aussi judicieuse que de proposer un fish & chips à un lord.

Tant bien que mal, il avait réussi à larguer ses hommes rue de la Voûte au moment où l’équipe de l’IJ et le fourgon à viande froide arrivaient. Il avait retrouvé Sofia déjà à table, patiente et souriante. En guise d’introduction, il avait risqué une blague sur ses propres blessures puis avait dû expliquer leurs origines.

Les ennuis avaient alors vraiment commencé.

Impossible de se concentrer. Deux meurtres en deux jours. Trois en une semaine, si on comptait Wissa. Sans doute l’affaire de sa vie. Un coup à passer divisionnaire en quelques années ou au contraire à croupir dans les entresols de la préfecture s’il échouait. Erwan percevait les mots prononcés par Sofia mais il n’en captait pas le sens. C’était comme entendre une langue étrangère.

— Tu m’écoutes ou quoi ?

— Bien sûr.

Pernaud écorché dans son panier, qui se répandait en pétales monstrueux. Un tueur qui évoluait dans le deuxième monde, où rôdent démons et forces occultes. Erwan s’accrochait à son idée : la seule différence entre l’ancien et le nouveau meurtrier était le viol anal — à vérifier pour Pernaud. L’assassin luttait peut-être contre ses pulsions homosexuelles ou nécrophiles. En violant ses propres minkondi, il n’assouvissait pas ses désirs mais les exorcisait.

— Qu’est-ce que t’en penses ?

— Pardon ? sursauta-t-il.

— Je te demandais ton avis sur le rythme de l’alternance pour les enfants : une semaine sur deux, ou un week-end sur deux et tous les mercredis ?

— Vous en êtes pas encore là, non ? esquiva-t-il (il n’avait pas la moindre idée sur la question). Pour l’instant, c’est toi qui as la garde.

— À terme, ce n’est pas mon but. Milla et Lorenzo ont besoin de leur père.

Erwan joua la provocation :

— Vous avez qu’à vous remettre ensemble.

— Pas question.

— Tu es certaine que tout sentiment est mort entre vous ?

Elle coupa un morceau de sa pizza et le mastiqua sans la moindre expression.

— Tu sais ce que disait Nixon à propos de l’amour ?

— Le président des États-Unis ?

— « L’amour, c’est comme un cigare. Une fois éteint, tu peux toujours le rallumer : il aura plus jamais le même goût. » À quoi bon recoller les morceaux ? On est encore jeunes. D’autres histoires nous attendent. Et puis, il y a la drogue : tant que Loïc n’en sera pas sorti, je dois protéger mes enfants.

Rien de neuf sous le soleil. Ce qui était inédit ce soir, c’était le ton détaché de Sofia : elle paraissait apaisée, sereine. Comme toutes les guerres, les divorces ont aussi leurs cessez-le-feu.

— Et toi ? relança-t-elle. On parle toujours des problèmes de ton frère, des frasques de ta sœur mais toi, où t’en es ?

— Noyé dans le boulot. (Il regarda sa montre comme pour confirmer.) Je travaille justement sur une affaire qui…

Elle posa sa main sur la sienne, il frissonna.

— Non. Je te parle de ta vie personnelle. Qu’est-ce que tu attends pour te caser ? Faire des enfants ?

— C’est pas une obligation.

— C’est pas une malédiction non plus. Tu as quelqu’un de sérieux ?

Elle l’avait déjà interrogé dans les jardins du Luxembourg.

— Non. Ça va, ça vient…

— Très chic.

Il eut peur de rougir :

— C’est pas ce que je voulais dire, je…

— Tes nanas, où tu les rencontres ?

Les yeux de Sofia brillaient — on abordait enfin les choses sérieuses.

— Dans le boulot, au fil de mes enquêtes…

— C’est quoi ton genre ?

Il répondit sans hésiter. Ce soir, il était incapable de se composer un personnage. D’ailleurs, il n’aurait pas su lequel.

— Les serveuses, les vendeuses.

— Pour nourrir ton complexe de supériorité ?

— Je ne les ai jamais considérées comme inférieures.

— Pour leur conversation ?

— Sois pas comme ça, protesta-t-il. Je les aime… parce qu’elles sont jolies.

— Original.

— Tu me demandes, je te réponds.

— Elles ne le sont pas toutes.

— Presque toutes : ça fait partie de leur job.

Elle leva la main à l’attention du garçon.

— Je vais prendre du vin. T’es pas obligé de me suivre.

Il avait prétendu qu’il ne buvait jamais — il voulait retourner au 36 l’esprit clair.

— Je t’accompagne, concéda-t-il.

Une nouvelle carafe arriva, rouge. Il remplit leurs deux verres tandis que Sofia reprenait son assaut :

— Donc elles sont mignonnes. Mais y a pas que ça, si ?

— Elles ont aussi un petit côté perdu qui m’émeut.

— Dans quel sens ? demanda-t-elle en buvant une longue gorgée.

Il baissa les yeux sur sa pizza : il n’y avait pas touché. Impossible d’avaler un morceau. La proximité de Sofia. Le cadavre de la rue de la Voûte…

— J’ai une théorie sur la beauté féminine.

— Ho, ho, tu m’intéresses…

Elle tendit de nouveau son verre, déjà vide.

— On prête beaucoup aux belles et c’est un mensonge qui se referme sur elles. Quand elles sont petites, on leur raconte qu’elles seront princesses. En grandissant, on leur prédit un avenir de mannequin. Et plus tard encore, de comédienne. Peu à peu, ces filles s’alanguissent dans leurs rêves. Elles perdent toute ténacité.

— J’ai plutôt l’impression qu’il y a pas plus tenace qu’une apprentie comédienne. Regarde ta sœur.

— Oublie-la. Il s’agit toujours de rêves. Elles n’ont aucune force pour affronter la vraie vie : un job de merde, un chef de service sadique, un salaire dérisoire…

— Je suis pas d’accord : beaucoup de modèles ou d’actrices débutantes bossent dans des restos, enchaînent les petits boulots. À New York…

— C’est toujours du temporaire, dans l’espoir du vrai contrat.

— Où tu veux en venir ?

— Le provisoire devient du permanent. Ce soi-disant passage n’est que la réalité qui s’impose. Pendant ce temps, elles n’ont acquis aucune formation réelle. Pas d’école, pas de fac, pas de stage… Elles sont nues et désarmées face au combat de l’existence.

Elle éclusa son verre une nouvelle fois et se resservit elle-même. Elle portait un pull en V bleu marine aux mailles très fines. Au détour du geste, il aperçut, par accident (si tant est qu’il y ait des accidents dans ce qu’une femme a décidé de vous montrer), la bretelle de son soutien-gorge. Aussitôt, il baissa les yeux, comme un gamin pris en faute. Au fond, il avait toujours pensé que Sofia n’avait ni seins ni sexe. Elle n’était pas un être matériel.

— Tu veux donc les sauver ?

Il se renfrogna : il avait eu tort de se livrer. Sur le plan du désir et des sentiments, il n’avait pas dépassé treize ans d’âge mental. Et pour cause, il n’avait pas plus d’expérience qu’un adolescent.

— Laisse tomber.

Sofia eut un rire de gorge. Elle commençait à être un peu ivre et n’en était que plus séduisante. Elle croisa les bras sur la table et se rapprocha :

— Quelle a été ta préférée ?

— Une parfumeuse du Sephora des Champs-Élysées, avoua-t-il spontanément. Une petite femme très fière, très jolie, qui n’aimait pas faire l’amour.

— Un sacré handicap.