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— Ça ne me dérangeait pas.

— Toi non plus tu n’aimes pas ça ?

— Pas trop, non.

Elle gloussa. À moitié saoule, elle paraissait plus proche, plus réelle. Le vin rosissait ses pommettes. Ses yeux en amande devenaient liquides.

— Y a quelques années, lâcha-t-il, j’ai fait une dépression.

— Je savais pas. Tu veux pas qu’on reprenne du vin ?

— Non. Je pense que t’as assez bu.

Le janséniste revenait. Un nouveau rire comme seule réponse. Elle attendait la suite de l’histoire.

— Je m’en suis sorti grâce aux anxiolytiques, aux antidépresseurs. Ces médicaments ont été miraculeux mais pas pour ma libido.

— C’est vrai ce qu’on raconte ? Ça rend impuissant ?

— Il a suffi que je le croie pour que ça le devienne. Depuis ce temps, faire l’amour est plutôt une source de stress, un sujet d’angoisse.

— Le trac de l’artiste.

Il s’accorda enfin une gorgée de vin.

— Autant partir modeste, l’arrivée ne peut être qu’une bonne surprise.

— Ça donne envie tout ça…

Il sentit qu’il valait mieux en rester là. Il régla à la caisse. Le dîner avait été un fiasco. Du moins, il n’avait rien apporté de neuf. Le flic et la comtesse : chacun était resté dans son rôle. Pas grave, se dit-il par pure lâcheté, dans une demi-heure je serai au 36.

Il l’aida à enfiler sa veste et la guida jusqu’au seuil. Il poussa la porte et sortit en premier, comme pour prévenir une embuscade.

— T’es venue en voiture ? Tu…

Il n’acheva pas sa phrase. Les lèvres de Sofia s’étaient posées sur les siennes. Il ne ressentit rien. Seulement un vertige à l’intérieur de lui-même. Son cerveau s’était enrayé. Il ne parvenait pas à analyser ce qui était en train de survenir.

Il fit un effort et revit seulement le corps de Pernaud épluché comme un fruit, le buste éventré d’Anne Simoni, les fragments de Wissa Sawiris. Retourner au bureau, reprendre l’enquête…

Il libéra ses lèvres mais à cet instant, il se ravisa et empoigna Sofia qui devint toute molle entre ses bras. Il l’embrassa avec violence, libérant d’un coup un sentiment qui ne l’avait pas quitté, il le comprenait maintenant, depuis la première fois qu’il l’avait vue.

Lorsqu’il relâcha son étreinte, elle eut un sourire gêné mais ce fut lui qui s’effondra sur le capot d’une voiture, les jambes coupées, la bouche pleine de son odeur de vin.

Sofia retrouva la première son sang-froid — des siècles de noblesse florentine étaient passés par là.

— Pour un curé, t’embrasses pas mal.

86

Gaëlle fumait une cigarette sur le balcon.

Quand Loïc était rentré, elle l’avait douché puis vêtu d’un pyjama, peigné, parfumé. Elle lui avait cuisiné des pâtes avant de le mettre au lit comme un bébé. Sans poser de questions — Loïc était coutumier de ces virées mystérieuses.

Voilà où elle en était : un vendredi soir, téléphone saturé de messages, de SMS, d’invitations, à jouer les nounous chez son couillon de frère.

Il faisait encore chaud et, sous ses pieds nus, l’avenue diffusait une clameur bleue et souveraine. Accoudée à la rambarde, elle distinguait le parvis du palais de Chaillot, cerné par les deux blocs années 30 des musées des Monuments français et de la Marine nationale. Au loin, la tour Eiffel crépitait de lumières, preuve qu’il était exactement 23 heures. Pas mal.

Toute la soirée, elle avait ruminé sa honte de la veille. La partouze bidon, la cérémonie ridicule, les notables dépravés… Ce qui la tuait, c’était le regard de son frère. Il était à la fois la personne qu’elle aimait et haïssait le plus.

Pour les mêmes raisons.

Erwan, le héros, l’irréprochable.

Son père était un monstre, Maggie une cinglée, Loïc une épave. Au moins, avec eux, les choses étaient claires. Mais l’aîné… Elle réfléchit encore et parvint à ordonner les éléments d’une autre façon — cinq ans de philo, ça aide. Elle voulait humilier sa famille, piétiner leurs valeurs hypocrites. L’arrivée du frangin avait donc été une bonne chose : que vaut le blasphème si le croyant n’est pas là pour l’entendre ?

Elle se retourna et s’adossa à la rambarde de pierre. La pièce immense qui tenait lieu de salon se déployait dans la lumière brisée des lampes MaMo Nouchies d’Ingo Maurer. Sur le mur d’en face, le triptyque d’Anselm Kiefer devait valoir plusieurs millions d’euros. Le canapé, la table basse et les différents meubles profilés plusieurs centaines de milliers.

La beauté épurée de ces lignes la bouleversait mais elle était comme les Barbares qui admiraient la perfection des villes romaines avant de les détruire. L’admiration n’empêche pas la haine, elle la nourrit. Cet appartement, ces meubles, ces œuvres d’art allaient bientôt voler en éclats.

Elle ne voulait pas l’argent. Sa carrière même n’était pas si importante.

Elle voulait les mettre à terre.

Sa bonne humeur revint d’un coup.

Ils croyaient la tenir, la contrôler, la sauver. Mais elle était en train de les anéantir selon une stratégie qu’ils ne pouvaient imaginer.

87

Il ouvrit les yeux. Le jour n’était pas encore levé. Un bref instant, il ne se souvint plus où il se trouvait. La chambre était blanche. Un parfum d’encens flottait. Sur le mur face à lui, un homme bleu ramait sur une mer d’écume rouge.

« La Trans-avant-garde italienne, lui avait murmuré Sofia à l’oreille alors qu’ils s’écroulaient sur le lit. J’ai couché avec tous les peintres du mouvement… » Dans l’obscurité, il avait vu son rêve de madone balayé comme un château de sable par la vague écarlate du tableau. Après ça, ses souvenirs se brouillaient. Des émotions, oui, mais dans le désordre, jouissance, peur, plaisir, remords…

Il regarda sa montre : 6 heures. Il était tellement excité qu’il n’était même pas sûr d’avoir dormi. Il sortit du lit, enfila caleçon et chemise puis attrapa son portable dans sa poche de veste et s’esquiva sans bruit. Il était souvent venu ici : à l’époque, c’était « chez Sofia et Loïc » et cette seule idée suffisait à lui faire tout trouver, jusqu’au moindre détail, ostentatoire et vulgaire.

Ce matin, c’était une autre histoire.

Il visitait le palais en guerrier victorieux. Tout lui semblait noble et magnifique. Il marcha jusqu’au salon. À gauche, la cuisine ouverte. Il réussit à faire fonctionner une machine à café futuriste puis se posta devant les portes-fenêtres du séjour. Les hauteurs de la place d’Iéna. Au centre, la statue de Washington. À gauche, la Seine et le palais de Tokyo. À droite, une forêt de toits gris qui montaient jusqu’au réservoir de Passy. Un point de vue d’empereur.

Il but son café d’une traite — du fort, du brut. Une fierté animale l’emplissait. Lui qui avait toujours prôné une nette séparation entre sexe et amour, désir et sentiment, lui qui se prenait pour un homme de principes, il avait fait l’amour avec Sofia, sa fée inaccessible, la femme de son frère — et il ne voyait qu’une chose : il s’en était bien sorti. Pas de problème d’érection ni de maladresse.

Dans l’élan, ses douleurs avaient quasiment disparu. Cette nuit d’amour avait agi à la manière d’un baume salvateur. Il n’aurait même pas su dire si cette étreinte lui avait plu — et il refusait d’envisager la suite des événements. L’important, pour l’instant, c’est qu’il avait assuré et…

Son enquête lui revint à l’esprit. Que foutait-il là à se pavaner au-dessus de Paris en divaguant sur sa vie sexuelle ? Il avait déjà gâché une nuit à courir après Gaëlle, une journée en Bretagne, et maintenant une nouvelle nuit dans les bras de sa belle-sœur.