Le cottage saisi pour cause de dettes… La même chose pour le garage et son véhicule… On le met derrière les barreaux pour violation de contrat… Et qu’adviendra-t-il de sa femme et de son fils ?…
Les pas de quelqu’un marchant avec assurance se firent entendre dans le couloir. Charlie entra. Frappant la fenêtre circulaire, les rayons du soleil couchant découpaient avec netteté sa silhouette imposante.
« Tout ça, c’est à cause de lui, se dit avec une méchanceté subite Chalmers en regardant son œuvre. Enfin, il serait absurde de demander des comptes à un robot. Le responsable, ce n’est pas la machine, mais celui qui l’a conçue. »
Depuis la pénible discussion avec le directeur, Chalmers éprouvait amertume et tristesse.
— Bonsoir, père, dit Charlie en s’approchant de Chalmers.
— Bonsoir, Charlie.
— Le programme quotidien d’accumulation de l’information a été réalisé, gronda une voix de basse assurée. J’ai assimilé en sus de notre programme le trente-deuxième volume de l’Encyclopedia Britannica, ainsi qu’une monographie sur les particularités de la langue des Aztèques.
— Cela n’a plus d’importance, dit Chalmers en faisant un geste de la main.
— Je n’ai pas compris, prière de répéter, proféra rapidement le robot en clignant de l’œil.
« Je dois me ressaisir, se dit Chalmers, et tenir jusqu’au bout. »
— Tu es formidable, Charlie, dit Chalmers avec tendresse en regardant le robot.
— Que dois-je faire maintenant ?
— Va et entame le trente-troisième volume.
« Qu’est-ce que cela lui aurait coûté, songea Chalmers en regardant s’éloigner le robot protéique, d’exprimer sa satisfaction des propos élogieux tenus à son égard ! Pourtant, il n’a manifesté aucun sentiment ressemblant. »
Le professeur se leva péniblement et quitta la table.
— Aucun sentiment ressemblant…, répéta-t-il à mi-voix. Hum, ressemblant…
« Et si j’optais pour l’imitation ? Qui s’appesantira… Et puis si quelqu’un découvre la supercherie, la compagnie toute-puissante écartera aisément les désagréments. Ce sera alors la gloire et l’argent. Et il n’y aura plus à payer le dédit. »
Mais Chalmers écarta immédiatement cette idée. Ce n’était pas un charlatan et il n’était pas question qu’il le devienne.
Maussade, le professeur errait sans but dans l’immense laboratoire désert (Chalmers n’avait pas de collaborateurs, il préférait travailler avec des manipulateurs), s’arrêtant tantôt devant des rayonnages sur lesquels étaient rangés des blocs de mémoire, tantôt devant des conduits d’ondes formant des bouquets insolites, tantôt devant la chambre dans laquelle étaient élevées les cellules protéiques de la mémoire du robot.
« Charlie s’est quand même attaché à moi, se dit Chalmers. Par exemple, il vient vers moi plus volontiers que vers un autre. Pourquoi alors il ne manifeste jamais ses sentiments, ne fut-ce que dans une forme primitive ? C’est qu’il avait beaucoup lu sur ce sujet, vu d’innombrables films spécialement sélectionnés. »
John avait rappelé la conversation qu’il avait eue la veille avec Charlie, après laquelle il avait décidé d’avoir une explication avec Wilnerton.
— Pourquoi caches-tu toujours ta joie ou ta tristesse, Charlie ? demanda le professeur.
— A quoi bon la montrer, répondit sereinement le robot scintillant de toutes ses cellules photoélectriques.
— Comment ça, à quoi bon ? demanda Chalmers décontenancé.
— L’expression des sentiments réclame beaucoup trop d’énergie, expliqua Charlie, c’est pourquoi elle est superflue. Il importe de s’en tenir au principe du minimum d’actions.
« Il a peut-être raison à sa façon », se dit le professeur toujours plongé dans ses réflexions.
— Non, jamais, dit Chalmers à haute voix. Mais comment expliquer cela à Charlie ?
Il est toujours possible, bien sûr, d’agir par voie de directives. Mais alors, cela détériorera à jamais le merveilleux système logique du robot. Non, la méthode autoritaire doit être catégoriquement écartée. C’est indépendamment que le robot doit arriver aux conclusions appropriées. Autrement…
Chalmers s’arrêta près d’une fenêtre et regarda distraitement dans la cour de la compagnie. D’en haut, les gens qui allaient et venaient ressemblaient à des fourmis.
« Même une hirondelle ne viendrait pas ici », songea Chalmers avec mélancolie.
A ce moment une idée vint brusquement à l’esprit du professeur qui sentit son sang se glacer. Tout d’abord, cette idée lui sembla terrible, mais plus il réfléchissait et plus il se convainquait que c’était probablement la seule issue de l’impasse dans laquelle il s’était engagé.
Il ne fallait pas escompter un ajournement prolongé pour achever le travail concernant Charlie.
« La compagnie n’a pas l’intention de tolérer davantage les pertes », lui avait dit sans détour le directeur le matin. Donc… Bon. C’est décidé. Au pis aller, Anna touchera l’assurance, sourit tristement Chalmers.
— Comme dans une loterie sans perdants, dit-il en s’éloignant de la fenêtre.
— Il s’est tiré une balle ? pria de répéter le directeur en soufflant dans le vidéophone. Il a voulu s’éclipser, le coquin ! Pour le moment, pas un mot à personne… Quoi ? Au Centre hospitalier ? Vous délirez ! Il n’en est pas question, je vous dis. La compagnie a le sien, et des médecins aussi. Exécutez. Et n’oubliez pas qu’il s’agit d’un accident. C’est clair ?
Le visage sur l’écran du vidéophone fit plusieurs signes d’acquiescement puis disparut.
— Je vous en prie, Mrs. Chalmers, par là. Attention, ne vous cognez pas. Ce n’est pas un hôpital… une infirmerie plutôt. Vous savez, la compagnie emploie plusieurs milliers de personnes. Parfois il y a des accidents, comme celui qui est arrivé à votre mari. Comment cela s’est passé ? Mais notre médecin vous l’a expliqué. Il nettoyait un pistolet, un faux mouvement et… Mais comment voulez-vous que je le sache, Mrs. Chalmers !… Je ne suis qu’infirmière. Non, nous approchons. Bien, vous n’avez pas oublié ce qu’a dit le médecin ? Calme complet. Vous avez cinq minutes. Quelle chance que la balle n’ait pas touché d’organes vitaux ! Voilà, c’est cette porte.
Pâle comme un linge, allongé sur un lit de fer, John regarda la femme vêtue avec sobriété.
— Bonjour, Anna, dit-il en tentant de sourire. Vois-tu, quelle malchance !…
— Ne parle pas, l’interrompit Anna de la main. Elle saisit une chaise immaculée comme tout ce qui se trouvait dans la chambre, la plaça au chevet de son mari et s’assit. Tu as besoin de calme.
— Ne t’en fais pas, dit doucement John, c’est du passé maintenant. Si la balle était passée deux millimètres plus à gauche… Alors je serais maintenant dans le calme absolu.
— Comme tu es imprudent, John, mon chéri.
Pourquoi ne m’avais-tu jamais dit que tu avais affaire avec des armes à feu ?
-Je n’en avais pas eu l’occasion, voilà tout. Mais à présent nous allons être riches, Anna, très riches.
Anna regarda son mari, interrogative.
— Mon expérience a réussi, expliqua Chalmers en saisissant son regard perplexe.
— C’est vrai ? fit la femme en s’épanouissant. Nous pourrons même acheter un yacht pour le garçon ?
— Dix si tu veux.
La conversation avait fatigué Chalmers et il ferma les paupières. Ne sachant que dire d’autre, Anna se prépara à partir, mais on frappa à la porte et Charlie entra. Il tenait un plateau chargé de raisin et de bananes et le déposa sur la table de chevet de Chalmers.