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JEAN-MARC LOUBIER

Louis de Funès, petites et grandes vadrouilles

À mon fils, Stéphane.

« Mon vrai métier, c’est le théâtre. »

Louis de Funès

« Louis de Funès est, peut-être, le seul acteur au monde capable d’être odieux sans être antipathique. »

Gérard Oury

« Je suis un grand fan de films français. Mon idole est Louis de Funès. Il est pour moi l’un des plus grands acteurs de tous les temps. »

Johnny Depp

1.

Bibi, chien perdu sans collier

Tout commence comme dans un roman d’amour où la belle est enlevée par son prince charmant. Carlos et Leonor s’aiment si profondément, si authentiquement que personne ne saurait les empêcher de se marier. Personne et certainement pas leurs parents respectifs. C’est du moins ce que Carlos et Leonor imaginent. En Espagne, on ne plaisante pas avec les convenances. Il faut faire sa cour selon certains codes. En suivant la règle du jeu de l’amour et non celle du hasard. Les mésalliances ne font pas de bons ménages. Il est avocat à Madrid. Elle est fille de bonne famille plutôt fortunée. Leonor est née le 21 janvier 1878 à Santa Maria de Ortigueira, en Galice. Carlos, né à Séville en 1871, a eu le privilège de faire ses études à la Sorbonne, mais n’a pas un sou vaillant. Carlos est un joueur, voire un « fantaisiste », ce qu’ignore Leonor. Mais il porte beau. Il a du charme et du bagout. Elle est jolie et elle a un caractère bien trempé. Féministe avant l’heure, elle est prête à tout pour braver l’ire de son avocat de père, lequel peut se vanter de posséder une clientèle huppée dans la capitale ibérique et surtout d’être le défenseur de la Compagnie des Chemins de fer espagnols. Leonor semble si déterminée et si éprise que ce n’est pas la menace de l’enfermer dans un couvent qui pourrait l’arrêter.

Elle aime à ce point son Carlos qu’un jour… elle fait le mur. Leonor Soto Reguera saute dans les bras de son hidalgo et disparaît suffisamment de temps pour faire plier la volonté paternelle et finir par épouser en 1904 son Carlos Luis de Funès de Galarza à Madrid. Elle fait tant et si bien que son père consent à lui offrir une dot confortable qui permet au jeune couple de s’installer dans un hôtel particulier à Neuilly-sur-Seine. Avant cela les jeunes mariés se sont offert un voyage de noces en calèche. Carlos l’entraîne jusqu’à Malaga où sa famille possède, à ses dires, une fort jolie demeure. Ce jour-là, Leonor découvre avec stupeur que ladite propriété n’est qu’une ruine.

Le choix de la ville de Neuilly ne doit rien au hasard. Il a été imposé par le père de Leonor, qui lui verse une rente mensuelle afin de lui assurer un train de vie digne de sa condition, dans l’espoir que Carlos saura faire fructifier ses « talents » d’avocat à Paris. Un hôtel particulier fastueux avec une domesticité lui permettant de tenir salon tandis que Carlos s’évertue à se faire une clientèle. Hélas, comme le père de Leonor le supputait, Carlos passe plus de temps dans les cafés et dans les cercles de jeu que dans les couloirs du Palais de justice de Paris. Il ne tarde pas à abandonner l’idée de vivre de ses plaidoiries pour se lancer dans une activité dont il espère beaucoup.

Depuis fort longtemps, Carlos aime les bijoux et les pierres précieuses. Il est persuadé d’avoir suffisamment de connaissances en la matière pour se lancer dans une profession où les courtiers vivent dans la décontraction et l’assurance de la « parole donnée ». Un peu à la manière des maquignons, la tape dans la main vaut tous les écrits. Assez rapidement, il parvient à se faire une clientèle. Il commence à se construire un réseau allant de la rue de Provence à la rue de la Paix. Comme les autres courtiers, il se rend à la terrasse d’un café où, sans se cacher, il étale sur la table sa « marchandise » et négocie au meilleur prix. Il a ses fidèles. Tout semble aller pour le mieux. Les affaires prennent gentiment tournure. Il va de bureaux en boutiques, non sans rencontrer quelques diamantaires du café Fritz. Chez les bijoutiers, on lui confie des pierres et il s’efforce de trouver le meilleur client. Ce dernier fait une offre et, si elle approche du prix demandé, Carlos sort de sa poche une enveloppe. Il y met le bijou, colle l’enveloppe et signe en travers du collage en indiquant le montant de l’offre. Négociant et client se retrouvent le lendemain pour entériner la transaction. Tel est le quotidien de Carlos.

De son côté, Leonor veille à ce que l’hôtel particulier de Neuilly soit parfaitement tenu. La bonne, la cuisinière, le cocher… exécutent à la lettre ses ordres. Elle n’accepte aucun écart. Volontiers autoritaire, elle mène son monde à la baguette. Et il n’est pas rare que certains serviteurs en fassent les frais. Elle est dure, mais juste. Il lui arrive de s’emporter et de hurler à s’en crever les tympans. Elle n’a pas sa semblable pour se lancer dans des colères homériques. Ainsi s’écoulent les premières années du couple de Funès. Carlos gagne un peu d’argent. Leonor tient les cordons de la bourse.

À l’été 1907, la famille s’agrandit. Le 20 juillet naît à Courbevoie Maria Teolinda Leonor Margarita. Une charmante petite fille que Leonor va chérir tout en la confiant à une nurse qui rejoint la famille. Mimi, comme on la surnomme, fait l’admiration de ses parents de même que, trois années plus tard, Charles, le premier garçon de la famille, surnommé Coco. Tout semble donc aller pour le mieux. Mais c’est compter sans la légèreté, voire la naïveté, de Carlos. En affaire avec la bijouterie Halévy, il appâte un gros poisson. Un riche client auquel il confie, comme le veut l’usage, quelques jolies pierres. Elles sont tellement précieuses qu’elles vont se volatiliser dans la nature. Carlos perd ce client peu scrupuleux et il doit rembourser le bijoutier. La somme est si élevée que la quasi-totalité de la dot de Leonor est engloutie.

Quand Leonor est informée de ce naufrage, elle manque étrangler son mari. Elle s’en ouvre à son père qui, en apprenant la nouvelle, fait un infarctus fatal. En quelques jours, Carlos et Leonor se retrouvent sans le sou. Avec la disparition du père de Leonor, c’est aussi la rente qui s’envole. Il faut donc abandonner l’hôtel particulier de Neuilly, licencier le personnel de maison, vendre la calèche et trouver refuge dans un petit appartement à Courbevoie, 29, rue Carnot. Et il n’y a pas que chez les de Funès que la tempête gronde. L’Europe s’échauffe, pour bientôt s’enflammer.

Depuis quelques années le feu couve entre la France, l’Allemagne et la Russie. Il suffit le 28 juin 1914 à Sarajevo lors du Vidovdan, jour de fête religieuse chez les Serbes orthodoxes, qu’un nationaliste serbe de Croatie, Gavrilo Princip, tue l’archiduc François-Ferdinand, héritier du trône austro-hongrois, pour que le climat s’envenime. Les rumeurs de guerre se font de plus en plus pressantes. Cela n’échappe pas à Carlos, qui décide alors d’abandonner la joaillerie pour se lancer dans l’élevage de lapins au cas où Paris serait assiégé comme en 1870. Enceinte de huit mois, Leonor gagne sa vie en vendant des fourrures à des bourgeoises qu’elle arrive à convaincre que parées d’un vison elles seraient les plus désirables du monde. Il n’empêche qu’un troisième enfant s’annonce à grands pas. Il vient au monde le 31 juillet. Le même jour, alors qu’il sort de son bureau du journal L’Humanité, Jean Jaurès s’écroule sur une banquette du café Le Croissant, assassiné par un demi-fou, Raoul Villain. Le 1er août, Carlos, bien qu’heureux de la naissance de ce second garçon, lit attentivement le récit des événements. Sous le titre « Heures tragiques », Le Petit Parisien annonce à la fois la mobilisation générale et le meurtre du tribun socialiste. Le 2 août, l’Allemagne déclare la guerre à la Russie. Le 3 août, la même Allemagne déclare la guerre à la France. Et c’est ce jour-là que Carlos choisit pour aller déclarer le nouveau-né à la mairie de Courbevoie. Accompagné de deux voisins amis, il présente son fils à l’adjoint au maire, Léon Hénonin, qui écrit sur le registre de l’état civil : « Le trente et un juillet mil neuf cent quatorze, à une heure du matin, est né rue Carnot 29, Louis Germain David, du sexe masculin, de Carlos Louis de Funès de Galarza, quarante-trois ans, négociant en perles fines, et de Leonor Soto Reguera, trente-cinq ans, sans profession, son épouse, domiciliés à Courbevoie, rue Carnot 29. Dressé le trois août mil neuf cent quatorze, à onze heures du matin, sur présentation de l’enfant et déclaration faite par le père en présence de Paul Bricotte, chef de fonderie, rue Carnot 27 à Courbevoie et de Adolphe Maurice, comptable, boulevard national 146 à Clichy (Seine) qui lecture faite […]. »