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Arrivé à l’aube de sa dixième année, Bibi quitte Villiers-sur-Marne pour faire son entrée au collège Jules-Ferry de Coulommiers où son frère Coco est déjà pensionnaire. Dans cet établissement austère, la discipline est censée lui donner le goût de l’ordre et de l’organisation. La vie en communauté peut l’aider à savoir vivre avec les autres. Peine perdue. Bibi s’enferme dans sa coquille. La pension ne lui convient pas du tout. Le soir, sous les draps, lorsque la lumière est éteinte, il pleure. Heureusement que son frère est là pour le soutenir et le consoler de ne plus voir ses parents et sa sœur. Mimi a 17 ans et elle fait déjà chavirer le cœur des hommes. D’une rare beauté, elle s’est lancée dans le mannequinat. Bibi pleure car il trouve le temps long, très long. Quatre uniques sorties par an. À Noël, à Pâques, à la Pentecôte et aux grandes vacances. En manque de tendresse, il compense en faisant le pitre. Toutes les occasions d’amuser ses rares camarades sont bonnes. Il recrute même deux copains pour se donner en spectacle face à une « bande de crétins qui se tordaient de rire devant nos élucubrations[5] ». Bibi n’est en fait bon qu’en récitation, où chaque année il décroche le premier prix. À Coulommiers, on ne plaisante pas avec la discipline. Punitions et blâmes pleuvent. Au piquet, les mains sur la tête ou les bras croisés dans le dos, il rêve aux courses dans les champs, aux fêtes foraines, aux interminables balades à bicyclette avec son frère, aux colères de sa mère… Il ne travaille presque pas. Il se retient pour ne pas crier à l’injustice. Plus tard, lorsqu’il évoquera ce sinistre épisode en famille, Louis dira : « Mes enfants, vous ne serez jamais pensionnaires ! On se gelait l’hiver, et je n’avais que dix ans ! On ne venait jamais me voir. C’était la prison[6] !  » Une seule matière a sa faveur : le dessin, pour lequel il est incontestablement doué. Autre rare occasion d’échapper à cet « enfer », les cours de piano que lui offre Leonor. Une saine distraction qui, hélas, ne dure pas, faute d’argent. Bibi n’a même pas le temps de se familiariser avec le solfège. Qu’importe ! À l’avenir il jouera grâce à son oreille particulièrement bien aiguisée, même s’il ne cessera d’affirmer qu’il n’avait pas assez travaillé sa main gauche.

Bibi et Coco sont à Coulommiers quand leur père disparaît. Une fin d’après-midi, des passants découvrent ses chaussures et son chapeau ainsi qu’une lettre d’adieu au bord d’un canal. On ne retrouve pas le corps mais, pour l’heure, le fait semble acquis : Carlos de Funès de Galarza s’est suicidé. Si Leonor s’en montre particulièrement affectée, ce n’est pas le cas de Bibi. On pourra s’en étonner mais, souligne Patrick de Funès, « mon père détestait son père. Il faut bien dire la vérité aujourd’hui. Il n’aimait pas son père[7] ». La disparition soudaine de Carlos ne change rien au quotidien morose de Bibi, lequel, en 1926, connaît son premier succès théâtral. Cette année-là, le collège de Coulommiers se prépare à célébrer son cinquantième anniversaire. Moult cérémonies sont prévues et en particulier un spectacle donné au Grand Théâtre de la ville. Sans la moindre hésitation, Bibi se porte volontaire. Au programme, une « œuvrette » de Bodèse : Le Royal Dindon. Il doit y être un enfant de troupe ressemblant curieusement à un gendarme chantant et gesticulant.

Au mois de juin, devant un parterre fourni en personnalités du canton, Bibi et ses camarades foulent les planches du théâtre à l’italienne de Coulommiers. En costume, il s’en donne à cœur joie ; au point que, quelques jours après, le journal local écrit : « La piécette délicieuse de Bodèse fut sérieusement interprétée par plusieurs de nos concitoyens prodiges, en tête desquels nous devons féliciter Louis de Funès.  » De quoi flatter l’orgueil de l’adolescent qui s’ennuie ferme. Encore qu’il n’est pas certain que le pensionnaire de Coulommiers ait eu connaissance de ce compliment rédigé par l’échotier dépêché pour l’occasion. Un moment de bonheur artistique pour Bibi qui ne va sortir de sa prison qu’à l’âge de 16 ans. C’est Leonor qui vient le chercher. Il croit retrouver son potager de Villiers-sur-Marne et… il se retrouve dans un minuscule appartement au numéro 1 de la rue de Vaugirard à Paris. Seule — Coco travaille dans la fourrure, Mimi est mannequin chez le couturier Jacques Heim —, Leonor n’a pu subvenir à l’entretien de cette maison pourtant si petite. Bibi n’imagine pas un seul instant qu’il va encore être séparé de sa mère. Celle-ci a, en effet, appris par hasard que son mari est bel et bien vivant. Carlos, après un bref séjour à Cuba, vit désormais à Caracas, au Venezuela. Il a quitté la France dans l’espoir de découvrir en Amérique du Sud des pierres précieuses qu’il pourrait exporter et commercialiser. Ne l’entendant pas de cette oreille, Leonor décide de ramener, s’il le faut, son mari par la « peau des fesses ». Ne pouvant laisser seul son Bibi rue de Vaugirard et le trouvant quelque peu chétif et petit, elle le confie au docteur Pouchet, qui dirige un refuge pour nourrissons abandonnés dans la vallée de Chevreuse. Ce médecin affirmait à qui voulait bien le croire avoir mis au point une « potion magique » permettant aux enfants de bien grandir. Il avait baptisé son breuvage : le sirop panglandulaire. Sitôt son Bibi entre de « bonnes mains », Leonor s’embarque à destination du Venezuela. « Cette femme était étonnante. Elle avait une volonté de fer et elle aurait fait n’importe quoi pour ramener son bonhomme à la maison. Son voyage dura des semaines et, comme elle ne possédait pas beaucoup d’argent, vous imaginez bien qu’elle n’était pas en première classe. C’était une sacrée bonne femme  », se plaît aujourd’hui à souligner Édouard de Funès, le fils de Coco[8].

Pendant que Leonor vogue sur l’océan, Bibi se fortifie en vallée de Chevreuse. L’air y est bon et la compagnie des nouveau-nés n’est pas pour lui déplaire. Ce bon docteur Pouchet lui confie des taches aussi différentes que celles de langer les bébés ou de leur donner le biberon. Le reste du temps, il enfourche son vélo et il part à l’aventure, admirant la nature, écoutant le chant des oiseaux. Certains jours, il demande la permission d’aller à la pêche, et qu’importe s’il rentre bredouille. Il est si heureux de jouir de sa liberté, de cette liberté qui lui a tant manqué à Coulommiers. Quelques mois plus tard, Leonor revient avec son époux. Carlos est méconnaissable. Décharné, presque tremblant, toussant et éructant à s’en arracher les poumons, c’est un homme malade rongé par la tuberculose. Quand il revoit Bibi, il refuse de l’embrasser, de peur de le contaminer, mais il a un cadeau pour lui. C’est un petit oiseau empaillé, un colibri. « Le plus bel oiseau du monde  », lui dit Carlos en ajoutant qu’en argot parisien un colibri est… une émeraude. Un cadeau dont Louis de Funès ne se séparera jamais. Bibi assiste à la lente dégradation de ce père qui se vaporise la gorge plusieurs fois par jour d’un antiseptique afin d’éviter de les contaminer, Leonor et lui. En 1932, Carlos décide de regagner seul Malaga, où il mourra le 19 mai 1934.

Pour Bibi, il s’agit aussi de trouver du travail. Leonor ne peut se permettre de l’entretenir. Un travail, certes, mais lequel ? Bibi n’a aucun diplôme en dehors de son certificat d’études primaires. Et s’il prenait le même chemin que son frère ? Et s’il s’inscrivait à l’École professionnelle de la fourrure, rue des Tournelles ? Le « si » devient vite une réalité, alors qu’en secret il rêve d’apprendre le métier de libraire. Il aime la compagnie des livres. Il ne les lit pas, il les dévore. Mais il n’ose avouer cette passion à sa mère, qui a décidé qu’il serait fourreur et rien d’autre. Il sait trop qu’il est inutile de tenter de résister aux ordres maternels. Des ordres qui ont force de loi, à exécuter sans regimber.

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5

Louis de Funès à Jacques Baroche, Ciné Monde, 19 septembre 1967.

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6

Patrick et Olivier de Funès, Louis de Funès. Ne parlez pas trop de moi, les enfants ! op. cit. p. 22.

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7

Témoignage de Patrick de Funès à l’auteur.

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8

Témoignage d’Édouard de Funès à l’auteur.