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Dans cette école, il n’est plus Bibi mais l’élève Louis de Funès. Un élève qui ne se montre guère plus studieux qu’à Villiers-sur-Marne ou Coulommiers. Il s’y montre même particulièrement indiscipliné. La pelleterie l’indiffère. Là aussi, il trouve les journées interminables. Pour tuer le temps, il invente un jeu cruel mais, croit-il, distrayant. Le directeur de cette vénérable institution cajole un charmant canari. Louis, s’armant d’un élastique et d’épingles recourbées, bombarde le pauvre oiseau qui, peu à peu, se métamorphose en pelote d’épingles. Le résultat est à la hauteur de l’imbécillité de ce jeu. Le canari ne survit pas à son calvaire. Quant à Louis, il est honteusement flanqué à la porte. Plus tard, lui, l’amoureux de la nature et des animaux, confiera à quelques intimes : « Qu’est-ce que je pouvais être con !  » Retour à la case départ, donc, mais pour bien peu de temps. S’il n’est plus question d’école, il reste l’apprentissage. Le hasard le conduit chez un fourreur rue Cadet, non loin du faubourg Poissonnière. Il ne sait pas trop ce qui l’attend et il en profite pour se distraire en allant au cinéma se délecter des films de Maurice Chevalier. Il ne saurait dire pourquoi, mais il apprécie ce chanteur et acteur qu’il lui arrive parfois d’imiter dans les salles de patronage. Ce môme de Ménilmontant a le génie de le bouleverser, de l’émouvoir. Au sortir de la salle obscure, après avoir vu Parade d’amour ou La Grande Mare, il est tourneboulé. Il apprécie son jeu, sa gestuelle et son charme. Il n’est pas le seul dans sa famille à être séduit par Chevalier. Sa sœur Mimi, elle aussi, se sent attirée par ce fringant quadragénaire, mais pour une tout autre raison.

À 26 ans, Mimi est désormais une femme du monde. Elle a ses entrées dans le Tout-Paris artistique. Mince, d’une élégance sans pareille, elle fait tourner les têtes et sombrer les cœurs. On lui connaît des aventures avec des hommes célèbres comme le comédien et cascadeur Roland Toutain — le Rouletabille de Marcel L’Herbier — ou Paul-Émile Victor qui n’a pas encore exploré les pôles… Elle vient de tomber amoureuse de Maurice Chevalier, et elle parvient à obtenir un rendez-vous avec celui qui fit chavirer Mistinguett. Un soir, il vient la chercher à Neuilly chez son amie la comédienne Renée Saint-Cyr. Le lendemain, Mimi raconte sa soirée à celle qui vient de se tailler un joli triomphe dans le rôle principal du film de Maurice Tourneur Les Deux Orphelines. « Tu ne peux pas savoir, la catastrophe ! Nous étions sur le divan, assis l’un près de l’autre. J’attendais que Maurice entraînât tendrement ma tête sur son épaule. J’étais troublée, vacillante, conquise. Mais pas de main hésitante, caressante. C’est une forte patte qui s’aplatit sur mon sein. […] Ensuite, il me plaqua contre lui, ses mains possessives posées brutalement sur mes fesses. Il s’écria : “Ce que tu as de belles miches !” Alors là, crise de fou rire. Je pleurais de rire. Impossible de me maîtriser. Je hoquetais. Jamais, jamais je n’ai pu. Mes belles miches ! Crois-tu ? Je suis idiote, je le sais, mais ces belles miches ont tout foutu par terre[9] !  » Mimi ne devient pas la maîtresse de Maurice Chevalier, mais elle écume les lieux où il convient de se montrer avec Renée, sa très grande amie, qui ne sera jamais la copine de Louis de Funès. Et pour cause. Un jour, Mimi, aussi autoritaire que Leonor, entraîne son frère chez sa « grande copine  ». « J’avais 18 ans et j’étais tout intimidé à l’idée de rencontrer la vedette de l’époque. Tu parles ! Je suis arrivé dans un appartement vide ! Elle n’avait pas encore emménagé. Mimi m’avait emmené là pour que je passe les trois cents mètres carrés de parquet à la paille de fer ! J’en ai gardé des crampes aux mollets pendant une semaine[10]. »

Rue Cadet, il n’est pas question de passer la serpillière mais bel et bien, aussi, de veiller à ce que les sols soient nickel. « On m’a confié une tâche spécifique et de confiance : ramasser à l’aide d’un gros aimant les épingles et les aiguilles qui jonchaient le sol [11] !  » et cela pour un salaire de huit francs par jour. Un labeur de la plus haute importance où Louis ramasse consciencieusement ces épingles ainsi que les clous et les pointes tombés sur le plancher pendant le travail des ouvrières qui les ont utilisés pour mettre les peaux en forme. Cette besogne est pour le moins fastidieuse et il ne tarde pas, en cachette, à troquer l’aimant pour un bon et classique coup de balai. Il s’amuse à tromper son patron tout comme il s’amuse dans la cour avec l’un de ses camarades à un jeu de son invention. Ce divertissement porte le nom de « jeu de la bataille ». Ici, point de papier ou de cartes mais des seaux d’eau bien remplis que l’on se jette à la tête et que, en général, on esquive avec astuce. Hélas, le patron ne connaît ni le jeu ni ses règles et, un après-midi, il reçoit le contenu d’un seau en pleine figure. L’apprentissage de la fourrure s’arrête à ce moment précis. Louis est renvoyé sur-le-champ.

Comme à chaque fois, il se fait houspiller par sa mère. Il est bon à rien et mauvais en tout. Il est vrai, et il l’avouera une fois parvenu au faîte de sa gloire, qu’à cette époque-là il a « été longtemps comme un chien perdu sans collier  ». Adieu la fourrure, et pourquoi ne pas devenir un serviteur de Dieu ? Leonor le verrait bien en prêtre. Bien que profondément croyant, Louis ne s’imagine pas un instant tenir la cure toute son existence, même s’il fréquente régulièrement le Cercle catholique Saint-Maurice où il se fait un devoir d’amuser paroissiens et paroissiennes lors du gala annuel de charité. Alors, toujours la même question : que faire ? Il y réfléchit les dimanches après-midi en se rendant à vélo sur les bords de Seine où il va taquiner le goujon. Il y passe de longues heures, muré dans son silence, tout en grillant cigarette sur cigarette. Des brunes qu’il consomme plus que de raison. Il n’est pas rare qu’en une seule journée, Louis ait consumé jusqu’à deux paquets. Et qu’importe les quintes de toux qui lui arrachent la gorge. Qu’importe encore qu’il ne parvienne pas à prendre du poids, lui donnant des allures d’anorexique tellement sa maigreur est impressionnante[12]. Est-ce l’effet des volutes de fumée ou une véritable envie de partir à la découverte d’un univers jusque-là inconnu, toujours est-il que Louis prend le chemin d’une nouvelle école proche du domicile familial.

Rue de Vaugirard, l’École technique de photographie et de cinéma lui ouvre ses portes. Les horaires sont stricts : 9 heures à 12 heures et 14 heures à 18 heures. Mais avant de s’y rendre, il fait le ménage chez sa mère, briquant le salon et la salle à manger alors que Leonor ne lui demande rien. À l’E.T.P.C., son professeur s’appelle Germaine Dulac. Elle est cinéaste, théoricienne du cinéma et féministe. Elle a tourné son premier court métrage, Les Sœurs ennemies, en 1915, suivi d’une dizaine d’autres, puis elle s’est fait une notoriété six années plus tard avec La Fête espagnole, sur un scénario de Louis Delluc, sans oublier, en 1928, La Coquille du clergyman, sur une idée d’Antonin Artaud. Germaine Dulac n’a pas la prétention de faire de ses élèves de futurs cinéastes. Elle veut les initier à la technique en leur apprenant le tirage, l’agrandissement, la reproduction et surtout le cadrage. Pour encore mieux les former, elle a l’idée de leur faire tourner de tout petits films où chacun a l’occasion de jouer ce qui lui passe par la tête. Louis a choisi le parti de faire rire et en particulier son camarade de promotion Henri Decae, qui deviendra le chef opérateur des plus belles réussites de la Nouvelle Vague et qu’il retrouvera pour Jo, Le Corniaud, La Folie des grandeurs et Les Aventures de Rabbi Jacob. Ces petits films de quelques minutes et la manière de les faire ne seront pas un apprentissage perdu pour Louis de Funès. Il prend goût à cet exercice, qui le conduira plus tard à se passionner pour fixer sur la pellicule d’une caméra super-8 des moments d’intimité familiale ou des lieux et paysages attirant son regard. Mais, pour l’heure, Louis s’est lié d’amitié avec Henri Decae. Ils sèchent les cours de chimie et de mathématiques, car Louis se demande bien à quoi ils peuvent servir. En revanche, la physique et l’électricité sont à son goût. Chaque matin, il se présente tiré à quatre épingles, portant la cravate et les cheveux bien en arrière. Tout le monde remarque que c’est un jeune homme stylé issu d’une bonne famille qui a veillé à son éducation. Il est quelquefois distant et il refuse systématiquement d’aller prendre un pot avec les copains au café du coin à l’heure de la sortie. Il privilégie la lecture du livre du moment, qu’il a toujours en poche. Très rapidement — pourquoi contrarier la nature — Louis devient le boute-en-train de l’école. Si d’aventure dans l’amphithéâtre un professeur tarde à venir dispenser son cours, Louis tapote quelques rythmes de jazz sur sa table… et tous les élèves se mettent à l’imiter. À chaque fois qu’une bêtise est faite en classe, on la met sur son dos, même quand il n’y est pour rien, et il se fait rappeler à l’ordre d’un tonitruant : « De Funès !…  » Chaque semaine, il trouve de nouvelles plaisanteries. Un jour, par exemple, il demande à Germaine Dulac l’autorisation de sortir. L’occasion d’aller glisser un pétard dans le tiroir « professoral » du cours suivant ! Évidemment le pétard explose et Louis rit sous cape. Mais, comme chez son patron fourreur, il est finalement victime de ses facéties : l’explosion d’un pétard lancé dans le laboratoire provoque un début d’incendie. Une fois de plus, Il doit interrompre ses « études » avant même que ne sonne l’heure de l’examen de fin d’année. Il ne sera donc pas photographe et n’aura fréquenté cette école que du mois d’octobre 1932 au mois de juin 1933.

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9

Renée Saint-Cyr, Les Amis de mes amies, Éditions de Fallois (1994), pp. 17–18.

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10

Patrick et Oliver de Funès, Louis de Funès. Ne parlez pas trop de moi, les enfants ! op. cit., p. 24.

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11

Louis de Funès à Henri Guiffredi, Ciné Revue, 17 juillet 1980.

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12

Il tentera de nombreuses fois d’arrêter de fumer, pour n’y parvenir définitivement que dans les années soixante.