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Le 7 janvier, Bernadette venait d'avoir quatorze ans, et ses parents, les Soubirous, voyant qu'elle n'apprenait rien à Bartrès, résolurent de la reprendre définitivement chez eux, à Lourdes, pour qu'elle y suivît le catéchisme avec assiduité, de manière à préparer sérieusement sa première communion. Et elle était donc à Lourdes depuis quinze à vingt jours, lorsque, par un temps froid et un peu couvert, le 11 février, un jeudi...

Mais Pierre dut s'interrompre, soeur Hyacinthe s'était levée, tapant vigoureusement dans ses mains.

-Mes enfants, il est plus de neuf heures... Le silence! le silence!

On venait en effet de dépasser Lamothe, le train roulait avec son ronflement sourd dans une mer de ténèbres, au travers des plaines sans fin des Landes, submergées par la nuit. Depuis dix minutes déjà, on aurait dû ne plus souffler dans le wagon, dormir ou souffrir, sans une parole. Et il y eut pourtant une révolte.

-Oh! ma soeur, s'écria Marie, dont les yeux étincelaient, un petit quart d'heure encore! Nous en sommes au moment le plus intéressant.

Dix voix, vingt voix s'élevèrent.

-Oui, de grâce! encore un petit quart d'heure! Tous voulaient entendre la suite, brûlant de curiosité, comme s'ils n'avaient pas connu l'histoire, tellement ils étaient pris par les détails d'humanité attendrie et souriante que donnait le conteur. Les regards ne le quittaient plus, les têtes se tendaient vers lui, bizarrement éclairées, sous les lampes fumeuses. Et il n'y avait pas que les malades, les dix femmes du compartiment du fond, elles aussi, se passionnaient, tournaient leurs pauvres faces laides, belles de naïve croyance, heureuses de ne pas perdre un mot.

-Non, je ne peux pas! déclara d'abord soeur Hyacinthe. Le programme est formel, il faut faire silence.

Cependant, elle fléchissait, si intéressée elle-même, qu'elle en avait un battement de coeur, sous sa guimpe. Marie insista de nouveau, suppliante; tandis que son père, M. de Guersaint, qui écoutait d'un air très amusé, déclarait qu'on allait en être malade, si l'on ne continuait pas; et, comme madame de Jonquière souriait d'un air indulgent, la soeur finit par céder.

-Eh bien! voyons, encore un petit quart d'heure, mais rien qu'un petit quart d'heure, n'est-ce pas? parce que je serais fautive.

Pierre avait attendu paisiblement, sans intervenir. Et il continua de la même voix pénétrante, où le doute s'attendrissait de pitié pour ceux qui souffrent et qui espèrent.

Maintenant, le récit reprenait à Lourdes, rue des Petits-Fossés, une rue morne, étroite et tortueuse, qui descend entre des maisons pauvres et des murs grossièrement crépis. Au rez-de-chaussée d'une de ces tristes demeures, au bout d'une allée noire, les Soubirous occupaient une chambre unique, où sept personnes s'entassaient, le père, la mère et les cinq enfants. On voyait à peine clair, la cour intérieure, toute petite et humide, s'éclairait d'un jour verdâtre. On dormait là, en tas; on y mangeait, quand on avait du pain. Depuis quelque temps, le père, meunier de son état, trouvait difficilement du travail chez les autres. Et c'était de ce trou obscur, de cette misère basse, que, par ce froid jeudi de février, Bernadette, l'aînée, s'en était allée ramasser du bois mort, avec Marie, sa soeur cadette, et Jeanne, une petite amie du voisinage.

Alors, longuement, le beau conte se déroula: comment les trois fillettes étaient descendues au bord du Gave, de l'autre côté du Château, comment elles avaient fini par se trouver dans l'île du Chalet, en face du rocher de Massabielle, dont les séparait seulement l'étroit chenal du moulin de Sâvy. C'était un lieu sauvage, où le berger commun conduisait souvent les porcs du pays, qui, par les averses brusques, s'abritaient sous ce rocher de Massabielle, que creusait à sa base une sorte de grotte peu profonde, obstruée d'églantiers et de ronces. Le bois mort était rare, Marie et Jeanne traversèrent le chenal, en apercevant, de l'autre côté, tout un glanage de branches, charriées et laissées là par le torrent; tandis que Bernadette, plus délicate, un peu demoiselle, restait sur la rive à se désespérer, n'osant se mouiller les pieds. Elle avait de la gourme à la tête, sa mère lui avait bien recommandé de s'envelopper avec soin dans son capulet, un grand capulet blanc qui tranchait sur sa vieille robe de laine noire. Quand elle vit que ses compagnes refusaient de l'aider, elle se résigna à quitter ses sabots et à retirer ses bas. Il était environ midi, les neuf coups de l'Angélus devaient sonner à la paroisse, dans ce grand ciel calme d'hiver, voilé d'un fin duvet de nuages. Et ce fut alors qu'un grand trouble monta en elle, soufflant dans ses oreilles avec un tel bruit de tempête, qu'elle crut entendre passer un ouragan, descendu des montagnes: elle regarda les arbres, elle fut stupéfaite; car pas une feuille ne remuait. Puis, elle pensa s'être trompée, et elle allait ramasser ses sabots, lorsque, de nouveau, le grand souffle la traversa; mais, cette fois, le trouble des oreilles gagnait les yeux, elle ne voyait plus les arbres, elle était éblouie par une blancheur, une sorte de clarté vive, qui lui parut se fixer contre le rocher, en haut de la grotte, dans une fente mince et haute, pareille à une ogive de cathédrale. Effrayée, elle tomba sur les genoux. Qu'était-ce donc, mon Dieu? Parfois, aux vilains temps, lorsque son asthme l'oppressait davantage, elle rêvait pendant des nuits entières, des rêves souvent pénibles, dont elle gardait l'étouffement au réveil, même lorsqu'elle ne se souvenait de rien. Des flammes l'entouraient, le soleil passait devant sa face. Avait-elle ainsi rêvé, la nuit précédente? Était-ce la continuation de quelque songe oublié? Puis, peu à peu, une forme s'indiqua, elle crut reconnaître une figure, que la vive lumière faisait toute blanche. Dans la crainte que ce ne fût le diable, la cervelle hantée d'histoires de sorcières, elle s'était mise à dire son chapelet. Et, quand, la lumière éteinte peu à peu, elle eut rejoint Marie et Jeanne, après avoir traversé le chenal, elle fut surprise que ni l'une ni l'autre n'eussent rien vu, pendant qu'elles ramassaient du bois devant la grotte. Et, en revenant à Lourdes, les trois fillettes causèrent: elle avait donc vu quelque chose, elle? Mais elle ne voulait pas répondre, inquiète et un peu honteuse; enfin, elle dit qu'elle avait vu quelque chose habillé de blanc.

Dès lors, la rumeur partit de là et grandit. Les Soubirous, mis au courant, s'étaient fâchés de ces enfantillages, en défendant à leur fille de retourner au rocher de Massabielle. Mais tous les enfants du quartier se répétaient déjà l'histoire, les parents durent céder, le dimanche, et laisser Bernadette aller à la grotte, avec une bouteille d'eau bénite, pour savoir décidément si l'on n'avait pas affaire au diable. Elle revit la clarté, la figure qui se complétait, qui souriait, sans avoir peur de l'eau bénite. Et, le jeudi encore, elle revint, accompagnée d'autres personnes, et ce fut ce jour-là seulement que la Dame au vif éclat s'incarna au point de lui adresser enfin la parole: «Faites-moi la grâce de venir ici pendant quinze jours.» Peu à peu, la Dame s'était ainsi précisée, le quelque chose habillé de blanc devenait une Dame plus belle qu'une reine, comme on n'en voit que sur les images. D'abord, devant les questions dont le voisinage l'accablait du matin au soir, Bernadette s'était montrée hésitante, agitée de scrupules. Puis, il avait semblé que, sous la suggestion même de ces interrogatoires, la figure se faisait plus nette, prenait une vie définitive, des lignes et des couleurs dont l'enfant, dans ses descriptions, ne devait jamais plus s'écarter. Les yeux étaient bleus et très doux, la bouche rose et souriante, l'ovale du visage avait à la fois une grâce de jeunesse et de maternité. On voyait à peine, sous le bord du voile qui couvrait la tête et descendait jusqu'aux talons, la frisure discrète d'une admirable chevelure blonde. La robe, toute blanche, éclatante, devait être d'une étoffe inconnue à la terre, tissée de soleil. L'écharpe, couleur du ciel, mollement nouée, laissait pendre deux longs bouts flottants, d'une légèreté d'air matinal. Le chapelet, passé au bras droit, avait des grains d'une blancheur de lait, tandis que les chaînons et la croix étaient d'or. Et, sur les pieds nus, sur les adorables pieds de neige virginale, fleurissaient deux roses d'or, les roses mystiques de cette chair immaculée de mère divine. Où donc Bernadette l'avait-elle vue, cette sainte Vierge, si traditionnelle dans sa composition simpliste, sans un bijou, d'une grâce primitive de peuple enfant? dans quel livre à images du frère de sa mère nourrice, le bon prêtre qui faisait de si belles lectures? dans quelle statuette, dans quel tableau, dans quel vitrail de l'église peinte et dorée où elle avait grandi? Surtout, ces roses d'or sur les pieds nus, cette délicieuse imagination d'amour, cette floraison dévote de la chair de la femme, de quel roman de chevalerie venait-elle, de quelle histoire contée au catéchisme par l'abbé Ader, de quel rêve inconscient promené sous les ombrages de Bartrès, en répétant sans fin les obsédantes dizaines de la Salutation angélique?