Brusquement, les brancardiers saluèrent. Un homme paterne arrivait, tout blanc, à la figure épaisse et bonne, aux gros yeux bleus d'enfant crédule. C'était le baron Suire, une des grandes fortunes de Toulouse, président de l'Hospitalité de Notre-Dame de Salut.
-Où est Berthaud? demandait-il à chacun d'un air affairé, où est Berthaud? Il faut que je lui parle.
Chacun répondait, donnait un renseignement contraire. Berthaud était le directeur des brancardiers. Les uns venaient de voir monsieur le directeur avec le révérend père Fourcade, d'autres affirmaient qu'il devait être dans la cour de la gare, à visiter les voitures d'ambulance.
-Si monsieur le président désire que nous allions chercher monsieur le directeur...
-Non, non, merci! je le trouverai bien moi-même.
Et, pendant ce temps, Berthaud, qui venait de s'asseoir sur un banc, à l'autre extrémité de la gare, causait avec son jeune ami Gérard de Peyrelongue, en attendant l'arrivée du train. C'était un homme d'une quarantaine d'années, à belle figure large et régulière, qui avait gardé ses favoris soignés de magistrat. Appartenant à une famille légitimiste militante, et lui-même d'opinions très réactionnaires, il était procureur de la république dans une ville du Midi, depuis le 24 mai, lorsque, au lendemain des décrets contre les congrégations, il s'était démis, bruyamment, par une lettre insultante, adressée au ministre de la justice. Et il n'avait pas désarmé, il s'était mis de l'Hospitalité de Notre-Dame de Salut en manière de protestation, il venait chaque année manifester à Lourdes, convaincu que les pèlerinages étaient désagréables et nuisibles à la république, et que la sainte Vierge seule pouvait rétablir la monarchie, dans un de ces miracles qu'elle prodiguait à la Grotte. Au demeurant, il avait un grand bon sens, riait volontiers, se montrait d'une charité joviale, pour les pauvres malades dont il avait à assurer le transport, pendant les trois jours du pèlerinage national.
-Alors, mon bon Gérard, disait-il au jeune homme assis près de lui, c'est pour cette année, ton mariage?
-Sans doute, si je trouve la femme qu'il me faut, répondait celui-ci. Voyons, cousin, donne-moi un bon conseil!
Gérard de Peyrelongue, petit, maigre, roux, avec un nez accentué et des pommettes osseuses, était de Tarbes, où son père et sa mère venaient de mourir, en lui laissant au plus sept à huit mille francs de rentes. Très ambitieux, il n'avait pas découvert dans sa province la femme qu'il voulait, bien apparentée, capable de le pousser loin et haut. Aussi s'était-il mis de l'Hospitalité et se rendait-il chaque année à Lourdes, avec l'espoir vague qu'il y découvrirait, dans la foule des fidèles, parmi le flot des dames et des jeunes filles bien pensantes, la famille dont il avait besoin pour faire son chemin en ce bas monde. Seulement, il demeurait perplexe; car, s'il avait déjà plusieurs jeunes filles en vue, aucune ne le satisfaisait complètement.
-N'est-ce pas? cousin, toi qui es un homme d'expérience, conseille-moi... Il y a mademoiselle Lemercier, qui vient ici avec sa tante. Elle est fort riche, plus d'un million, à ce qu'on raconte. Mais elle n'est pas de notre monde, et je la crois bien écervelée.
Berthaud hochait la tête.
-Je te l'ai dit, moi je prendrais la petite Raymonde, mademoiselle de Jonquière.
-Mais elle n'a pas le sou!
-C'est vrai, à peine de quoi payer sa nourriture. Mais elle est suffisamment bien de sa personne, correctement élevée, surtout sans goût de dépense; et c'est décisif, car à quoi bon prendre une fille riche, si elle te mange ce qu'elle t'apporte? Et puis, vois-tu, je connais beaucoup ces dames, je les rencontre l'hiver dans les salons les plus puissants de Paris. Et, enfin, n'oublie pas l'oncle, le diplomate, qui a eu le triste courage de rester au service de la république et qui fera de son neveu tout ce qu'il voudra.
Ébranlé un instant, Gérard retomba dans sa perplexité.
-Pas le sou, pas le sou, non! c'est impossible... Je veux bien y réfléchir encore, mais vraiment j'ai trop peur!
Cette fois, Berthaud se mit à rire franchement.
-Allons, tu es ambitieux, il faut oser. Je te dis que c'est un secrétariat d'ambassade... Ces dames sont dans le train blanc, que nous attendons. Décide-toi, fais ta cour.
-Non, non!... Plus tard, je veux réfléchir.
À ce moment, ils furent interrompus. Le baron Suire, qui était passé une fois déjà devant eux, sans les apercevoir, tellement l'ombre les enveloppait, dans ce coin écarté, venait de reconnaître le rire bon enfant de l'ancien procureur de la république. Et, tout de suite, avec la volubilité d'un homme dont la tête éclate aisément, il lui donna plusieurs ordres concernant les voitures, les transports, déplorant qu'on ne pût conduire les malades à la Grotte, dès l'arrivée, à cause de l'heure vraiment trop matinale. On irait les installer à l'Hôpital de Notre-Dame des Douleurs, ce qui leur permettrait de prendre quelque repos, après un si dur voyage.
Pendant que le baron et le chef des brancardiers s'entendaient ainsi sur les mesures à prendre, Gérard serrait la main à un prêtre, qui était venu s'asseoir près de lui, sur le banc. L'abbé Des Hermoises, âgé de trente-huit ans à peine, avait une tête jolie d'abbé mondain, peigné avec soin, sentant bon, adoré des femmes. Très aimable, il venait à Lourdes en prêtre libre, comme beaucoup s'y rendaient, pour leur plaisir; et il gardait, au fond de ses beaux yeux, la vive étincelle, le sourire d'un sceptique, supérieur à toute idolâtrie. Certes, il croyait, il s'inclinait; mais l'Église ne s'était pas prononcée sur les miracles; et il semblait prêt à les discuter. Il avait vécu à Tarbes, il connaissait Gérard.
-Hein? lui dit-il, est-ce assez impressionnant, cette attente des trains, dans la nuit!... Je suis ici pour une dame, une de mes anciennes pénitentes de Paris; mais je ne sais pas bien par quel train elle arrivera; et, vous le voyez, je reste, tant ça me passionne.
Puis, un autre prêtre, un vieux prêtre de campagne, étant venu également s'asseoir, il se mit à causer indulgemment avec lui, en lui parlant de la beauté de ce pays de Lourdes, du coup de théâtre, tout à l'heure, quand les montagnes apparaîtraient, au lever du soleil.
De nouveau, il y eut une brusque alerte. Le chef de gare courait, criait des ordres. Et le père Fourcade, malgré sa jambe goutteuse, quitta l'épaule du docteur Bonamy, pour s'approcher vivement.
-Eh! c'est cet express de Bayonne, qui est resté en détresse, répondit le chef de gare aux questions. Je voudrais être renseigné, je ne suis pas tranquille.
Mais des sonneries retentirent, un homme d'équipe s'enfonça dans les ténèbres, en balançant une lanterne, tandis qu'un signal, au loin, manoeuvrait. Et le chef de gare s'écria:
-Ah! cette fois, c'est le train blanc. Espérons que nous aurons le temps de débarquer les malades, avant le passage de l'express.