-Dépêchons, dépêchons! répétait le chef de gare.
Lui-même aidait, donnait un coup de main, soutenait les pieds d'un malade, pour qu'on le tirât plus vite d'un compartiment. Il poussait les petites voitures, déblayait le bord du trottoir. Mais, dans un wagon de seconde, une femme, la dernière à descendre, était prise d'une atroce crise nerveuse. Elle hurlait, se débattait. On ne pouvait songer à la toucher en ce moment. Et cet express qui arrivait, que signalait le tintement ininterrompu des sonneries électriques! Il fallut se décider, refermer la portière, conduire le train sur la voie de garage, où il allait rester tout formé pendant trois jours, en attendant de reprendre son chargement de pèlerins et de malades. Tandis qu'il s'éloignait, on entendit encore les cris de la misérable, qui, seule, avait dû y rester avec une religieuse, des cris de plus en plus faibles, des cris d'enfant sans force, qu'on finit par calmer.
-Bon Dieu! murmura le chef de gare, il était temps!
En effet, l'express de Bayonne arrivait à toute vapeur, et il passa dans un coup de foudre, le long de ce trottoir pitoyable, où traînait la douloureuse misère d'une débâcle d'hôpital. Les petites voitures, les brancards en furent secoués; mais il n'y eut pas d'accident, les hommes d'équipe veillaient, écartaient des voies le troupeau affolé qui continuait à se bousculer pour sortir. D'ailleurs, la circulation se rétablit aussitôt, les brancardiers purent achever le transport des malades, avec une lenteur prudente.
Le jour augmentait, une aube limpide qui blanchissait le ciel, dont le reflet éclairait la terre, noire encore. On commençait à distinguer les gens et les choses.
-Non, tout à l'heure! répétait Marie à Pierre, qui cherchait à se dégager. Attendons que le flot s'écoule.
Et elle s'intéressa à un homme de soixante ans environ, d'aspect militaire, qui se promenait parmi les malades. La tête carrée, les cheveux blancs et taillés en brosse, il aurait eu l'air solide encore, s'il n'avait point traîné le pied gauche, qu'il jetait en dedans, à chaque pas. Il s'appuyait, de la main gauche, sur une grosse canne.
M. Sabathier, qui venait depuis sept ans, l'aperçut et s'égaya.
-Ah! c'est vous, Commandeur!
Peut-être s'appelait-il M. Commandeur. Mais, comme il était décoré et qu'il portait un large ruban rouge, peut-être le surnommait-on ainsi, à cause de sa décoration, bien qu'il fût simple chevalier. Personne ne savait au juste son histoire; et il devait avoir encore de la famille quelque part, des enfants sans doute; mais ces choses restaient vagues. Depuis trois ans déjà, il était à la gare, chargé d'une surveillance aux messageries, une simple occupation, une petite place qu'on lui avait donnée par grande faveur, et dont le maigre salaire lui permettait de vivre parfaitement heureux. Frappé d'une première attaque d'apoplexie à cinquante-cinq ans, il en avait eu une seconde deux ans plus tard, qui lui avait laissé un peu de paralysie du côté gauche. Maintenant, il attendait la troisième, d'un air d'absolue tranquillité. Comme il le disait, il était au bon plaisir de la mort, ce soir, demain, à l'instant même. Et tout Lourdes le connaissait bien, pour sa manie, au moment des pèlerinages, l'habitude qu'il avait prise d'aller, tirant le pied et s'appuyant sur sa canne, à chaque train qui arrivait, s'étonner violemment et reprocher aux malades la rage qu'ils avaient de vouloir guérir.
Il voyait depuis trois ans M. Sabathier, toute sa colère tomba sur lui.
-Comment! vous voilà encore? Vous tenez donc bien à vivre cette exécrable vie?... Mais, sacrebleu! mourez donc tranquillement chez vous, dans votre lit! Est-ce que ce n'est pas ce qu'il y a de meilleur au monde?
M. Sabathier riait, sans se fâcher, brisé pourtant par la façon rude dont il avait fallu le descendre.
-Non, non, j'aime mieux guérir!
-Guérir, guérir, ils demandent tous cela! Faire des centaines de lieues, arriver en morceaux, hurlant de souffrance, et pour guérir, et pour recommencer toutes les peines, toutes les douleurs!... Voyons, vous, monsieur, à votre âge, avec votre corps en ruine, vous seriez bien attrapé, si votre sainte Vierge vous rendait les jambes. Qu'est-ce que vous en feriez, mon Dieu? Quelle joie trouveriez-vous à prolonger, pendant quelques années encore, l'abomination de la vieillesse?... Eh! pendant que vous y êtes, mourez donc tout de suite! C'est le bonheur!
Et il disait cela, non pas en croyant qui aspire à la récompense de l'autre vie, mais en homme las qui compte tomber au néant, à la grande paix éternelle de n'être plus.
Pendant que M. Sabathier haussait les épaules, comme s'il avait eu affaire à un enfant, l'abbé Judaine, qui venait enfin de retrouver sa bannière, s'arrêta au passage pour gronder doucement le Commandeur, qu'il connaissait, lui aussi.
-Ne blasphémez pas, cher monsieur, c'est offenser le ciel, que de refuser la vie et que de ne pas aimer la santé. Vous-même, si vous m'aviez cru, vous auriez déjà demandé à la sainte Vierge la guérison de votre jambe.
Alors, le Commandeur s'emporta.
-Ma jambe! elle n'y peut rien, je suis tranquille! Et que la mort vienne donc, et que ce soit fini, à jamais!... Quand il faut mourir, on se tourne contre le mur, et l'on meurt, c'est si simple!
Mais le vieux prêtre l'interrompit. Il lui montra Marie, qui les écoutait, étendue dans sa caisse:
-Vous renvoyez tous nos malades mourir chez eux, même mademoiselle, n'est-ce pas? qui est en pleine jeunesse et qui veut vivre.
Marie, ardemment, ouvrait ses grands yeux, dans son désir d'être, de prendre sa part du vaste monde; et le Commandeur, s'étant approché, la regardait, saisi brusquement d'une profonde émotion, qui fit trembler sa voix.
-Si mademoiselle guérit, je lui souhaite un autre miracle, celui d'être heureuse.
Et il s'en alla, continua sa promenade de philosophe courroucé, au milieu des malades, en traînant le pied et en tapant les dalles du fer de sa grosse canne.
Peu à peu, le trottoir se déblayait, on avait emporté madame Vêtu et la Grivotte; et ce fut Gérard qui emmena M. Sabathier dans une petite voiture; tandis que le baron Suire et Berthaud donnaient déjà des ordres, pour le train suivant, le train vert, qu'on attendait. Il n'y avait plus là que Marie, dont Pierre se chargeait jalousement. Mais il s'était attelé, il l'avait traînée dans la cour de la gare, lorsqu'ils remarquèrent que, depuis un instant, M. de Guersaint avait disparu. Tout de suite, d'ailleurs, ils l'aperçurent en grande conversation avec l'abbé Des Hermoises, dont il venait de faire la connaissance. Une égale admiration de la nature les avait rapprochés. Le jour achevait de paraître, les montagnes environnantes se montraient dans leur majesté. Et M. de Guersaint poussait des cris de ravissement.
-Quel pays, monsieur! Voici trente ans que je désire visiter le cirque de Gavarnie. Mais c'est encore loin, et si cher, que je ne pourrai sûrement faire cette excursion.
-Monsieur, vous vous trompez, rien n'est plus faisable. En se mettant à plusieurs, la dépense est modique.
Et, justement, je compte y retourner, cette année, de sorte que si vous voulez bien être des nôtres...
-Comment donc, monsieur!... Nous en recauserons. Mille fois merci!
Sa fille l'appelait, il la rejoignit, après un cordial échange de saluts. Pierre avait décidé qu'il traînerait Marie jusqu'à l'Hôpital, pour lui éviter le transbordement dans une autre voiture. Les omnibus, les landaus, les tapissières revenaient déjà, obstruant de nouveau la cour, attendant le train vert; et il eut quelque peine à gagner la route, avec le petit chariot, dont les roues basses entraient dans la boue, jusqu'aux moyeux. Des agents de police, chargés du service d'ordre, pestaient contre cet affreux gâchis qui éclaboussait leurs bottes. Seules, les raccoleuses, les vieilles et les jeunes, brûlant de louer leurs chambres, se moquaient des flaques, les traversaient avec leurs sabots, à la poursuite des pèlerins.