Quand la porte de l’ascenseur s’ouvrit, une Japonaise lui tomba dessus, ou presque. Chevette la rattrapa par les deux bras et l’adossa à l’encadrement de la porte.
— C’est où la fête ?
— C’est à vous qu’il faudrait demander ça, fit Chevette.
— Neuvième étage. Ça déménage !
On ne voyait que les pupilles de ses yeux et sa frange brillait comme du plastique.
C’est ainsi que Chevette, avec dans une main un verre à vin en vrai verre plein de vrai vin français, et dans l’autre le plus petit sandwich qu’elle eût jamais vu de sa vie, se demandait combien de temps il allait falloir pour que les ordinateurs de l’hôtel s’aperçoivent qu’elle n’avait pas encore quitté les lieux. Il y avait peu de chances, au demeurant pour qu’ils viennent la chercher jusqu’ici, parce que quelqu’un, de toute évidence, avait dû casquer pour pouvoir organiser ce genre de nouba.
C’était vraiment une soirée tout à fait privée, car elle voyait ces gens, dans la salle de bains éteinte, en train de fumer de la glace[3] dans un dauphin en verre soufflé aux courbes illuminées par la langue bleue vacillante d’un briquet de puissance industrielle.
Il n’y avait pas qu’une seule chambre, mais plusieurs communicantes. Et c’était bourré de monde. Les hommes, pour la plupart, étaient sapés avec des redingotes à quatre boutons, des chemises empesées et des cols rigides, sans cravates, mais avec une petite broche à la place. Les nanas portaient des fringues comme Chevette n’en avait vu que dans les magazines de mode. C’était du beau monde, friqué et étranger, mais ce qui était riche était toujours un peu cosmopolite.
Elle avait réussi à étendre la Japonaise sur un long canapé vert. Elle ronflait, à présent, et ne risquait plus rien, à moins que quelqu’un ne s’assoie dessus.
Regardant autour d’elle, Chevette s’aperçut qu’elle n’était pas la seule autochtone sous-habillée à avoir forcé l’entrée. Le mec de la salle de bains, par exemple, celui qui tenait le briquet. C’était cependant un cas extrême. Il y avait aussi deux turbineuses du quartier chaud facilement reconnaissables, mais c’était peut-être pour donner de la couleur locale à la fiesta, rien de plus que ce qui se faisait habituellement dans le monde.
Et puis il y avait l’ahuri qui lui faisait face avec son sourire de paumé complètement bourré. Elle avait la main sur le petit couteau pliant, lui aussi emprunté à Skinner, avec un trou dans la lame qui permettait de l’ouvrir du pouce, d’une seule main. La lame ne faisait même pas dix centimètres, elle était large comme une cuiller à soupe, méchamment dentelée, et en céramique. Skinner disait que c’était un couteau fractal et que le bord coupant faisait en réalité plus de deux fois la longueur de la lame.
— Vous avez l’air de bien vous ennuyer, murmura l’homme.
Européen, elle ne saurait cependant dire la nationalité. Ni Français ni Allemand, en tout cas. Il a un blouson en cuir, lui aussi, mais rien à voir avec celui de Skinner. Une peau fine qui plisse comme de la soie épaisse. Couleur tabac. Ça la fait penser à l’odeur des magazines à dos jaune dans la chambre de Skinner, dont certains sont si vieux que leurs illustrations n’offrent que des nuances de gris, un peu comme la cité, certains jours, vue du pont.
— Ça allait très bien jusqu’à votre arrivée, réplique Chevette.
Elle est en train de se dire qu’il est probablement temps pour elle de foutre le camp d’ici. Ce type-là n’augure rien de bon.
— Dites-moi, murmure-t-il en détaillant d’un regard évaluateur le blouson, le tee-shirt et les leggings. Quels sont les services que vous offrez ?
— Ça signifie quoi, cette putain de remarque ?
— Visiblement, dit-il en montrant les turbineuses à l’autre bout de la chambre, ce que vous avez à offrir est plus intéressant (il fait rouler sa langue mouillée, autour du mot) que ces deux-là.
— Allez vous faire foutre, lui dit Chevette. Je suis une coursière.
Une pause s’inscrit dans son visage, comme si quelque chose l’avait atteint malgré sa cuite, pour le secouer. Il rejette la tête en arrière et éclate de rire. C’est la blague du siècle. Elle entrevoit ses dents blanches, à l’air particulièrement rupin. Les riches n’ont jamais de métal dans la bouche, lui a expliqué Skinner.
J’ai dit quelque chose de drôle ?
Le trou-du-cul s’essuie les yeux.
— C’est que nous avons quelque chose en commun alors, vous et moi.
— J’en doute.
— Je suis un messager, moi aussi, dit-il.
Chevette est sceptique. Elle pense que la plus petite côte ferait de lui un candidat pour une valve cardiaque en boyau de cochon.
— Un courrier, insiste-t-il, comme pour se persuader lui-même.
— Alors, déproje ! dit-elle en faisant un pas de côté pour l’éviter.
Mais juste à ce moment-là, les lumières s’éteignent, la musique commence, et c’est l’intro de She’s God’s Girlfriend des Chrome Koran. Chevette qui a un faible pour Chrome Koran et qui les écoute à vélo chaque fois qu’elle a envie de se reprojer le moral, ne peut s’empêcher de bouger en rythme. Tout le monde danse, même les glacés de la salle de bains.
Une fois le trou-du-cul parti, ou tout du moins oublié, elle remarque à quel point tous ces gens sont plus beaux quand ils dansent. En face d’elle, cette fille à la jupe de cuir et aux bottines noires avec deux éperons d’argent qui tintent lui rend son sourire.
— Vous êtes de la ville ? demande-t-elle à Chevette tandis que s’achève She’s God’s Girlfriend.
L’espace d’une seconde, elle croit qu’elle veut savoir si elle est messagère municipale. La fille – ou plutôt la femme – est plus vieille qu’elle ne l’aurait cru au début. Presque la trentaine. Bien plus âgée que Chevette. Jolie, sans que ça ait l’air de sortir d’un nécessaire de beauté. Les yeux noirs, les cheveux bruns coupés court.
— San Francisco ?
Chevette opine.
Le morceau suivant est plus vieux qu’elle. Un truc de ce Noir transformé en Blanc, qui s’est bousillé la façade. Elle baisse les yeux à la recherche de son verre, mais ils sont tous pareils. Sa poupée japonaise entre en dansant dans son champ de vision, la frange tressautante, mais nulle lueur de reconnaissance ne brille dans ses yeux quand elle aperçoit Chevette.
— Cody trouve généralement tout ce dont il a besoin à San Francisco, déclare la femme.
On sent un rien de lassitude derrière la voix, mais en même temps on dirait qu’elle trouve tout amusant. Allemande, se dit Chevette, d’après son accent.
— Qui ça ?
La femme hausse les sourcils.
— Notre hôte.
Elle ne s’est pas départie de son large sourire.
— Vous savez, je suis entrée comme ça et…
— Si je pouvais dire la même chose ! soupire la femme en riant.
— Pourquoi ?
— Je pourrais m’en aller de la même façon.
— Vous n’aimez pas être ici ?
De près, elle a un parfum qui doit coûter un max. Chevette s’inquiète soudain de sa propre odeur, après une journée à vélo sans s’être douchée. Mais la femme la prend par le coude pour l’entraîner un peu à l’écart.
3