L’ascenseur s’arrête au quatrième sous-sol sans aucune raison. Il n’y a personne derrière la porte. Chevette aurait envie d’appuyer de nouveau sur B-6, mais elle se force à attendre que le garçon au fax le fasse lui-même. Ce qu’il fait au bout d’un moment.
B-6 n’est pas le parking qu’elle attend avec tant d’impatience, mais un labyrinthe de tunnels en béton vieux d’un siècle, pavés d’asphalte craquelé, avec au plafond d’énormes tuyaux fixés par des colliers de fer. Elle se glisse dehors tandis qu’il se penche pour décoincer une roue de son chariot.
Alignement de chambres froides cadenassées vieilles d’un siècle. Cinquante aspirateurs en train de se charger devant des postes numérotés. Énormes tapis roulés, entassés comme des bûches. Des gens vont et viennent en vêtements de travail, certains en blanc comme dans les cuisines. Elle s’efforce d’assumer un air professionnel, comme si elle faisait une livraison.
Elle découvre un escalier étroit et grimpe. Il fait chaud et ça sent le renfermé. Des détecteurs de mouvement allument la lumière à chaque palier. Elle ressent le poids du vieil immeuble sur ses épaules.
Mais sa bécane est là, au deuxième sous-sol, derrière une colonne de béton cannelé.
— Pas touche ! fait la bécane quand elle se trouve à un mètre cinquante.
Sans hurler autant que les voitures, mais elle ne donne pas pour autant l’impression de plaisanter.
Sous la couche de rouille factice appliquée à la bombe et sous l’habile bandage de ruban argenté, la géométrie du cadre en carton enrobé de carbone fait trembler les cuisses de Chevette. Elle glisse la main sous la boucle de reconnaissance derrière la selle. On entend un double zik tandis que les freins à particules se desserrent, et elle peut démarrer.
Jamais elle ne s’est sentie mieux qu’en gravissant la rampe tachée d’huile vers la sortie.
4
Opportunité de carrière
Le copain avec qui Rydell partageait sa chambre, Kevin Tarkovsky, avait le nez percé d’un os et travaillait dans une boutique de planches à voile appelée Monte-moi dessus.
Le lundi matin, quand Rydell lui annonça qu’il avait quitté son boulot chez SecurIntens, Kevin lui proposa de lui trouver un job de vendeur dans le domaine des loisirs de plage.
— Tu as juste le physique qu’il faut, lui dit-il en regardant ses épaules et son torse nus.
Rydell portait le short orange qu’il avait emprunté à Kevin pour aller voir Hernandez. Il avait retiré son plâtre en le dégonflant puis l’avait fait rentrer à l’intérieur du pot de peinture qui leur servait de corbeille à papiers et sur lequel ils avaient collé une grosse marguerite adhésive.
— Ça te changerait, d’avoir des horaires réguliers, et il y aurait peut-être les tatouages en prime. Un vrai machin tribal.
— Mais Kevin… je ne connais rien au surf ni à la planche à voile. C’est tout juste si j’ai été trois fois dans ma vie au bord de la mer. À Tampa Bay.
Il était dix heures du matin, et Kevin avait sa journée.
— La vente, ça consiste à communiquer son expérience, Berry. Si le client veut une information, tu la lui donnes. Mais tu lui fournis en même temps ton expérience.
Kevin tapota en guise d’illustration, sa broche de nez en os de cinq centimètres avant d’ajouter placidement :
— Ensuite, tu lui vends une nouvelle planche.
— Mais je ne suis même pas bronzé.
Kevin avait à peu près la couleur et l’éclat de la paire de chaussures de sport Cole-Haan brun toscan que lui avait offerts sa tante le jour de son quinzième anniversaire. Cela n’avait rien à voir avec la génétique ni les effets de l’exposition au soleil, mais résultait plutôt d’une série d’injections régulières combinées à un régime complexe à base de pilules et de lotions spéciales.
— C’est vrai, reconnut Kevin. Tu aurais besoin d’un bon bronzage.
Rydell savait que Kevin n’avait jamais fait de planche à voile et n’en ferait jamais, mais il ramenait tout le temps du magasin des vidéos qu’il visionnait sur son combiné à lunettes, et Rydell le voyait faire tous les gestes qu’il fallait. Il ne doutait pas qu’il possédât toutes les connaissances qu’un éventuel acheteur était en droit d’attendre de lui. Et il avait en plus l’expérience que conféraient son bronzage, sa musculature acquise en salle et son fameux os dans le nez. Toutes choses qui attiraient beaucoup d’attention sur lui, en particulier de la part des femmes, bien que cela n’ait jamais débouché sur rien d’extraordinaire.
Ce que Kevin vendait, par-dessus tout, c’étaient des fringues. Des trucs coûteux, censés protéger ceux qui les portaient à la fois des ultraviolets et de la pollution marine. Il en avait deux cartons pleins, empilés dans l’unique placard de leur chambre. Rydell, dont la garde-robe se limitait à sa plus simple expression, avait toute liberté de fouiner là-dedans et emprunter tout ce qui lui plaisait. Ce qui se résumait à pas grand-chose en fait, dans la mesure où, la plupart du temps, les fringues en question étaient en matériaux fluorescents, en nanopore noir ou bien en mirrorflex. Les plus sophistiqués avaient un logo sensible aux UV, qui disait Monte-moi dessus les jours où la couche d’ozone était particulièrement nase. Rydell s’en était aperçu la dernière fois qu’il était allé au marché avec un truc comme ça sur le dos.
Kevin et lui partageaient l’une des deux chambres d’une maison des années 60 de Mar Vista, qui n’avait au demeurant pas la moindre vue sur la mer. Quelqu’un avait monté une cloison en panneaux de plâtre au milieu de la pièce originale. Du côté de Rydell, le plâtre était couvert des mêmes marguerites adhésives que sur la corbeille, avec en plus toute une collection d’autocollants de lieux touristiques comme Magic Mountain, Nissan County, Disneyland ou Skywalker Park. Deux autres personnes occupaient la maison, trois en comptant la Chinoise qui avait le garage (mais avec sa salle de bains personnelle à l’intérieur).
Rydell avait acheté un futon avec la presque totalité de sa première paie de chez SecurIntens. Il l’avait trouvé au marché, dans un box où ça coûtait moins cher. Le box s’appelait Futon Mouth, et Rydell avait trouvé ça assez marrant[4]. La fille lui avait expliqué qu’il suffisait de glisser un billet de vingt dans la main du préposé au métro pour qu’il le laisse passer avec le futon roulé dans un gros sac en plastique vert, qui lui rappelait ceux où on enveloppait les cadavres.
Plus tard, quand il avait eût son plâtre, il avait passé pas mal de temps sur ce futon, à regarder les autocollants. Il se demandait si celui qui les avait mis là était vraiment allé dans tous ces endroits. Un jour, Hernandez lui avait proposé de bosser dans Nissan County. SecurIntens y avait acheté la franchise de la société de flics à la demande. Et ses parents avaient passé leur lune de miel à Disneyland. Quant à Skywalker Park, ça se trouvait à San Francisco. L’ancien nom, c’était Golden Gate, et il se souvenait de quelques émeutes discrètes, qu’il avait vues à la télé, au moment où on l’avait privatisé.
— Tu t’es inscrit sur les réseaux de recherche d’emploi, Berry ?
Il secoua négativement la tête.
— Je m’en occupe, lui dit Kevin en lui tendant son casque.
Rien à voir avec les petites lunettes de Karen. C’était juste un casque en plastique blanc comme les gamins en utilisaient pour jouer.
— Mets ça, lui dit Kevin. Je te connecte.
— C’est gentil de ta part, mais tu n’es pas obligé de te donner tout ce mal.
4