Il a des élancements dans la tête. Il boit de l’eau plate à même le broc en inox posé sur la tablette. Les murs tournent, se brouillent, redeviennent nets. Il se force à se lever et marche tout nu, jusqu’à la haute fenêtre à l’ancienne. Il écarte les lourdes tentures. San Francisco. L’aube a la couleur de l’argent terni. C’est mardi. Et ce n’est pas Mexico.
Dans la salle de bains immense, plissant les yeux dans la lumière trop crue, il s’asperge le visage d’eau froide. Le rêve s’est éloigné, mais laisse un résidu. Il frissonne. Le carrelage froid est déplaisant sous ses pieds nus. Les putes, à la fête. Ce Harwood. Complètement décadent. Le messager désapprouve ce qui est décadent. Son travail le met en contact avec de vrais riches, le vrai pouvoir. Il rencontre des gens qui ont de la substance. Harwood est un riche sans substance.
Il éteint la lumière de la salle de bains et retourne sur la pointe des pieds dans son lit, sans trop bouger la tête à cause de sa migraine.
Le duvet rayé remonté jusqu’au menton, il essaie de faire de l’ordre dans les événements de la veille. Il y a des trous. Il s’est laissé aller. Il désapprouve ceux qui se laissent aller. La fête chez Harwood. La voix au téléphone, qui lui demande d’y aller. Il a déjà plusieurs verres dans le nez. Il voit le visage d’une jeune femme. Colère. Mépris. Ses cheveux courts sont taillés en pointes.
Ses yeux lui donnent l’impression d’être trop grands pour leurs orbites. Quand il les frotte, de grands éclairs malsains l’entourent. L’eau froide qu’il a bue lui donne la sensation d’une pierre dans l’estomac.
Il se souvient d’avoir été assis derrière le grand bureau d’acajou, un verre à la main. C’était avant le coup de téléphone, avant la fiesta. Il y a deux étuis ouverts devant lui, identiques. Le premier, c’est celui où il la range. Le deuxième, c’est pour ce qui lui a été confié. Tout cela représente beaucoup d’argent, mais il ne doute pas que les informations à l’intérieur soient particulièrement précieuses. Il replie les petits oculaires en graphite et ferme l’étui d’une pression des doigts. Puis il pose la main sur l’autre étui, celui qui contient tous les mystères et tous les soulagements qu’elle lui offre, avec la maison blanche sur la colline. Il glisse l’étui dans la poche de son veston…
Il se tend soudain sous le duvet, l’estomac en proie à un spasme d’anxiété.
Il portait ce veston à la fiesta dont il a presque tout oublié par ailleurs.
Ignorant les battements dans sa tête, il se relève en agrippant fébrilement la tablette du lit et trouve le veston en boule par terre au pied d’une chaise.
Son cœur bat trop fort.
Là, le paquet qu’il doit livrer. Dans la poche intérieure à fermeture Éclair. Mais les poches extérieures sont vides.
Elle a disparu.
Il fouille ses autres vêtements. À quatre pattes sur le carrelage, une pulsation de douleur derrière les yeux. Il regarde sous la chaise. Rien.
Elle peut être remplacée, elle, au moins, se dit-il, à genoux, le veston entre les mains. Il trouvera un vendeur spécialisé dans ce genre de programme. Depuis peu, il le reconnaît maintenant, elle commençait à perdre de la résolution.
Tout en se faisant ces réflexions, il regarde ses mains qui défont la fermeture Éclair de la poche intérieure et sortent l’étui dont il a la charge temporaire et dont il doit assurer la livraison. Il l’ouvre.
Les rectangles noirs de plastique élimé. L’étiquette sur la cassette, effacée, illisible. La transparence jaunie des perles audio.
Il entend un son faible, dans l’aigu, qui sort du fond de sa gorge. Comme lorsque le premier obus est arrivé, il y a des années.
6
Le pont
Calculant soigneusement le pourboire de trente pour cent, Yamazaki paya la course et se contorsionna pour quitter le siège arrière déformé du taxi. Le chauffeur, qui savait que tous les Japonais étaient richissimes, compta d’un air maussade les billets déchirés et crasseux puis versa les trois pièces de cinq dollars dans le gobelet de Thermos en plastique fêlé scotché au tableau de bord fatigué. Yamazaki, qui n’était pas riche, mit son sac à l’épaule, fit volte-face et se dirigea vers le pont. Comme toujours, cela lui remuait le cœur de le voir là, sous la lumière oblique du matin, dans toute la complexité de sa structure secondaire.
L’intégrité de la portée était aussi rigoureuse que sa modernité elle-même. Autour de cela, pourtant, se greffait une autre réalité, respectueuse de ses propres contraintes de temps. C’était arrivé en bloc, sans aucun plan préalable, avec l’appoint de toutes les techniques et tous les matériaux imaginables. Le résultat était quelque chose d’amorphe, de curieusement organique. La nuit, illuminé par les ampoules de Noël, les néons recyclés et les torches, il était habité par une étrange énergie médiévale. Le jour, vu de loin, il lui rappelait les ruines de la jetée de Brighton en Angleterre, vues à travers les prismes craquelés d’un kaléidoscope de style vernaculaire.
Ses os d’acier et ses tendons striés se perdaient dans une accrétion de rêves avec ses salons de tatouage, ses arcades de jeux, ses boxes à peine éclairés où s’empilaient des revues défraîchies, ses marchands de fournitures pyrotechniques ou d’appâts, ses officines de bookmakers, ses bars à sushi, ses prêteurs sur gages clandestins, ses herboristes, ses coiffeurs et ses tavernes. Rêves de commerce, leurs emplacements correspondant généralement aux voies qui avaient jadis abrité la circulation automobile. Au-dessus de tout cela, s’élevant jusqu’au sommet des pylônes des câbles, s’étageait la complexité imbriquée du barrio suspendu, avec sa population sans nombre et ses secteurs de fantasmes plus personnels.
Il avait vu cela pour la première fois de nuit, trois semaines plus tôt, se tenant dans la brume au milieu des marchands de fruits et de légumes qui étalaient leur marchandise sur des couvertures. Le cœur battant, il avait contemplé la bouche de la caverne tandis que la vapeur montait des marmites des marchands de soupe ambulants, sous l’arc déchiqueté des néons de récupération. Tout cela se déplaçait en même temps dans le flou du brouillard. La téléprésence ne lui avait donné qu’un faible aperçu de la magie et de la singularité de la chose. Il s’était avancé lentement dans le ventre de néons, dans le patchwork de carnaval des matériaux récupérés, impressionné, comme jamais il ne l’avait été. Un pays de contes de fées. Contreplaqué lustré par la pluie, plaques de marbre fissurées venues de la façade d’une banque oubliée, plastique ondulé, cuivre poli, paillettes, toiles peintes, miroirs, chrome terni et écaillé sous l’influence de l’air marin. Tant de choses à capter par ses yeux étonnés. Mais il savait qu’il n’avait pas fait ce voyage en vain.
Dans le monde entier, il n’y avait pas, c’était certain, de plus somptueux thomasson.
Il entra alors, mardi matin, au milieu du remue-ménage à présent familier des charrettes de glace et de poisson, des claquements de la machine à faire les tortillas. Il se fraya un chemin jusqu’à une gargote dont l’intérieur avait la texture d’un ancien ferry, avec son vernis foncé, irrégulier, sur du bois épais et grossier, comme si quelqu’un avait scié une section entière d’un vieux bateau réformé. Ce qui n’était pas du tout impossible, se dit-il en s’asseyant devant le long comptoir. Un peu avant Oakland, juste après l’île hantée, la carcasse sans ailes d’un 747 abritait les cuisines de neuf restaurants thaï.
La jeune femme derrière le comptoir avait des bracelets tatoués représentant des lézards stylisés indigo. Il commanda un café, qui lui fut servi dans de la porcelaine épaisse. Il n’y avait pas deux tasses semblables dans l’établissement. Il sortit son bloc-notes de son sac, l’alluma et dessina une brève esquisse de la tasse avec le fin réseau de craquelures dans sa surface vernie, qui la faisait ressembler à une mosaïque blanche en miniature. Buvant son café à petites gorgées, il fit défiler les notes des journées précédentes. L’esprit de ce type, Skinner, était en harmonie remarquable avec le pont. Les choses s’y étaient accumulées autour d’un noyau de volonté original, jusqu’à ce qu’un point de crise soit atteint et qu’un nouveau programme émerge. Mais quel était ce programme ?