Il avait demandé à Skinner de lui expliquer le mode d’accrétion qui avait eu pour résultat l’état actuel de la structure secondaire du pont. Quelles étaient les motivations d’un bâtisseur donné, pris individuellement ? Son carnet avait enregistré les réponses obliques et les digressions de l’homme avant de les transcrire puis de les traduire.
Il y a eu ce pêcheur, un jour qui a pris sa ligne au fond et qui a remonté une bicyclette couverte de coquillages. Tout le monde se marrait. Il a gardé la bicyclette, et il a construit un restaurant où l’on servait de la soupe aux clams, des moules cuites et de la bière mexicaine. La bicyclette était accrochée au-dessus du comptoir. Il n’y avait que trois tabourets. Le box était en porte-à-faux sur deux mètres cinquante. Il avait utilisé de la Super Glu et des ferrures. Les murs, à l’intérieur, étaient tapissés de cartes postales. Comme des bardeaux. La nuit, il dormait en chien de fusil sous son comptoir. Un jour, plus rien. Les ferrures avaient cédé. Le mur du barbier, à côté, avait gardé quelques échardes, et c’est tout. Quand on baissait les yeux, on voyait l’eau en bas. Il avait construit trop en porte-à-faux.
Yamazaki contemplait la vapeur qui montait du café tout en imaginant la bicyclette couverte de coquillages, elle-même un thomasson d’une puissance considérable. Skinner avait manifesté de la curiosité pour ce terme, et le carnet avait enregistré la tentative d’explication de Yamazaki concernant les origines et la signification de son acception actuelle.
Tomasson était un joueur de base-ball américain, très beau et très puissant. Il a rallié les Yomiyuri Giants en 1982, moyennant une forte somme d’argent. C’est alors qu’on s’est aperçu qu’il était incapable de toucher la balle. L’écrivain et artisan Gempei Akasegawa s’est emparé de son nom pour décrire certains monuments aussi inutiles qu’inexplicables constituant des éléments gratuits mais curieusement artistiques du paysage urbain. Cependant, le terme a pris ultérieurement d’autres sens. Si vous le désirez, je peux rechercher et traduire les définitions modernes données par le Gendai Yogo Kisochishiki, ou Vocabulaire de base des temps modernes.
Mais Skinner, le teint gris, mal rasé, le blanc de ses yeux jauni, la peau tachée de vaisseaux éclatés, avait haussé les épaules. Trois résidents qui avaient préalablement accepté de se faire interviewer l’avaient cité comme un original, qui avait été l’un des premiers à s’installer sur le pont. L’emplacement de sa chambre dénotait aussi un certain statut, bien que Yamazaki se demandât s’il y en avait beaucoup qui eussent accepté de bâtir leur domicile au sommet de l’un des pylônes. Avant l’installation de l’ascenseur électrique, la montée devait représenter une véritable expédition. Aujourd’hui avec sa hanche amochée, le vieillard était pratiquement invalide, et dépendait entièrement de ses voisins et de la fille. Ils lui apportaient à boire et à manger, et maintenaient ses W.-C. chimiques en état de fonctionner. La fille, se disait Yamazaki, devait bénéficier de l’hébergement en échange, mais il lui semblait que leur relation ne s’arrêtait pas là, et il y avait entre eux quelque chose de bien plus complexe.
Si Skinner était difficile à déchiffrer en raison de son âge, de sa personnalité ou des deux, la fille était absolument hermétique, d’une manière bourrue que Yamazaki associait généralement aux Américains de sa génération. Mais c’était peut-être seulement parce qu’il était un étranger, un Japonais, et qu’il posait trop de questions.
Il regarda le long du comptoir, les autres clients présents à cette heure précoce du matin. Tous des Américains. Le fait d’être là en personne, en train de boire un café au milieu de ces gens, avait pour lui quelque chose d’extraordinaire. Il écrivit dans son bloc-notes, faisant cliqueter le crayon contre l’écran.
L’appartement est dans une grande maison de style victorien, tout en bois, à la peinture soignée, dans un quartier où les noms des rues rendent hommage aux politiciens américains du XIXe siècle : Clay, Scott, Pierce, Jackson. Ce mardi matin, en sortant dans l’escalier, j’ai remarqué, du côté de la rampe du dernier étage, les traces d’un gond disparu. Je suppose qu’il devait y avoir là, dans le temps, une barrière pour enfants. Descendant l’avenue Scott en quête d’un taxi, j’ai trouvé sur le trottoir une carte postale défraîchie. Le visage anguleux du martyr Shapely, le saint du Sida, pustulé par la pluie. Très triste.
— Y z’auraient jamais dû dire ça. Sur Godzilla, vous comprenez ?
Yamazaki battit des paupières devant la physionomie intense de la fille derrière le comptoir.
— Pardon ?
— Y z’aurait jamais dû dire ça. Sur Godzilla. Y z’aurait jamais dû se moquer. Nous avons eu nos tremblements terre, ici, et ça ne vous a pas fait rire, vous autres.
7
Faudrait que ça marche
Hernandez suivit Rydell dans la cuisine de la maison de Mar Vista. Il portait un survêtement sans manche couleur bleu roi et des sandales de douche allemandes, celle avec des centaines de petites boules pour masser la plante des pieds. Rydell ne l’avait jamais vu avant sans uniforme, et cela lui fit un choc. Il avait trois gros tatouages dans le gras des bras. Des chiffres romains. Des trucs de gangs de jeunesse. Ses pieds étaient bruns et compacts, comme ceux d’un ours.
C’était mardi matin. Il n’y avait personne d’autre dans la maison. Kevin était à Monte-moi dessus, et les autres étaient partis vers leurs occupations habituelles. Monica était peut-être dans son garage, mais on ne la voyait jamais beaucoup, de toute manière.
Rydell sortit son paquet de cornflakes du buffet et l’ouvrit lentement. Il en restait à peu près assez pour remplir un bol. Il ouvrit le frigo et prit un petit récipient en plastique au couvercle hermétique, avec un bout d’adhésif sur le côté où il avait écrit au marqueur indélébile : LAIT EXPÉRIMENTAL.
— Qu’est-ce que c’est que ce truc ? demanda Hernandez ?
— Du lait.
— Pourquoi c’est marqué “expérimental” ?
— Pour que personne n’y touche. Un truc que j’ai appris au dortoir de l’école de police.
Il versa les cornflakes dans un bol, les recouvrit de lait, trouva une cuiller et transporta le tout sur la table de la cuisine. Elle était bancale, de sorte qu’il valait mieux ne jamais appuyer les coudes dessus.
— Et ce bras ?
— Ça va.
Rydell oublia soudain qu’il ne fallait pas poser les coudes. Le lait et les cornflakes se répandirent sur la toile cirée blanche balafrée dans tous les sens.
— Attends.
Hernandez alla chercher un gros tas d’essuie-tout beige sur le dérouleur derrière le comptoir.
— C’est à Machinchose, fit Rydell. Il n’aime pas du tout qu’on se serve de ses affaires.
— Essuie-tout expérimental, fit Hernandez en lui lançant le tas.
Rydell épongea le lait et la majeure partie des cornflakes. Il n’arrivait pas à deviner ce que Hernandez était venu faire ici. Il est vrai qu’il ne se serait jamais douté non plus que Hernandez roulait au volant d’un Sneaker Daihatsu blanc avec, sur le capot, un holo animé représentant une cascade.