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La terrasse de Skinner mesurait six mètres sur quatre. Curieusement, elle paraissait plus petite que la chambre, bien que les murs de celle-ci soient encombrés par les affaires de Skinner. Il n’y avait rien d’autre, sur la terrasse, qu’un chariot en métal rouillé, un jouet d’enfant, avec dessus deux rouleaux de papier goudronné décoloré.

Elle regarda dans la direction de Treasure Island, par-delà trois pylônes de câbles. Il y avait de la fumée qui s’élevait d’un foyer allumé sur la rive, là où la partie basse en porte-à-faux, enrobée de coton, continuait vers Oakland. Il y avait une espèce de dôme, sur le pilier de suspension le plus éloigné, avec des facettes qui ressemblaient à du cuivre tout neuf. Mais Skinner disait que c’était seulement du mylar, tendu sur une charpente fine, et qu’il y avait dessous une liaison montante, quelque chose qui servait à dialoguer avec les satellites. Elle espérait bien aller voir ça de plus près un jour.

Une mouette grise passa sans bruit dans le ciel, au niveau de ses yeux.

La cité avait le même aspect que d’habitude. Les collines ressemblaient à des animaux endormis derrière les tours de bureaux qu’elles connaissaient numéro par numéro. Normalement, elle aurait dû voir cet hôtel.

La soirée d’avant-hier l’agrippa soudain au collet.

Elle n’arrivait pas à croire qu’elle avait fait ça, qu’elle avait commis un acte aussi stupide. L’étui qu’elle avait tiré de la poche de ce con était encore dans le blouson de Skinner, accroché à la patère de fer forgé en forme de tête d’éléphant. Il n’y avait rien d’autre, à l’intérieur, que des lunettes de soleil, qui devaient coûter un paquet mais qui étaient si sombres qu’elle n’avait rien pu voir à travers la veille au soir. Les gorilles de la sécurité avaient scanné ses badges quand elle était entrée. Pour eux, elle n’était jamais ressortie de l’immeuble. Les ordinateurs avaient dû la chercher au bout d’un moment. S’ils demandaient des explications à Allied, elle dirait qu’elle avait oublié de se présenter au contrôle et qu’elle avait pris l’ascenseur de service après avoir fait sa livraison au 808. Pas question qu’elle ait assisté à quelque fête que ce soit. Qui l’avait vue, de toute manière ? Ce trou-du-cul. Et il avait peut-être compris que c’était elle qui lui avait taxé ses lunettes. Il avait peut-être senti quelque chose. La mémoire lui reviendrait en dessoûlant.

Skinner lui cria qu’il y avait du café, mais plus d’œufs. Chevette descendit du trou, en posant le pied au jugé sur le barreau du haut.

— Si t’en veux, il faudra que tu ailles en chercher, lui dit Skinner, levant la tête à côté du Coleman.

— Garde-moi une tasse.

Elle mit des jambières de coton noir et enfila ses baskets sans prendre le temps de les lacer. Elle souleva la trappe du plancher et descendit, toujours préoccupée par le trou-du-cul, les lunettes et son job. Il y avait dix barreaux à descendre sur le côté de la vieille grue. La nacelle grillagée l’attendait là où elle l’avait laissée en rentrant. Sa bécane était cadenassée à une poutrelle avec deux alarmes sonores de chez Radio Shack pour faire bonne mesure. Elle grimpa dans la nacelle en plastique jaune qui lui arrivait à la taille et appuya sur le bouton.

Le moteur gémit, et la crémaillère, au plancher, lui fit descendre lentement la pente. Skinner appelait la nacelle son funiculaire. Mais ce n’était pas lui qui l’avait bricolé. C’était un Noir appelé Fontaine, qui lui avait rendu ce service quand il avait commencé à avoir de la difficulté à grimper. Fontaine habitait côté Oakland avec deux femmes et une flopée d’enfants. Il s’occupait de l’entretien des systèmes électriques du pont. De temps à autre, il arrivait avec son grand pardessus en tweed, une trousse à outils dans chaque main, et vérifiait ou graissait l’engin. Chevette avait un numéro où l’appeler en cas de panne totale, mais cela ne s’était encore jamais produit.

Toute la structure trembla quand la nacelle heurta le fond. Elle sortit sur la passerelle en bois et longea la paroi de plastique laiteux, avec derrière les ombres halogènes et le gargouillement des hydroponiques. Elle tourna à l’angle et descendit l’escalier pour se retrouver dans le vacarme et l’agitation du petit matin sur le pont. Nigel arrivait dans sa direction avec une charrette tout juste sortie de son atelier. Il devait la livrer.

— Salut, Vette, fit-il avec son grand sourire un peu béat. (Il l’appelait toujours comme ça.)

— Tu as vu la marchande d’œufs ?

— Côté ville, répondit-il.

Il voulait parler de San Francisco, bien sûr. Oakland n’était rien de plus que “land”.

— Pas mal, hein ? reprit-il en montrant fièrement sa charrette.

Chevette lorgna avec intérêt le châssis en alu brasé, les jantes et les roues taïwanaises renforcées de rayons tout neufs, plus costauds. Nigel travaillait pour des transporteurs de chez Allied qui utilisaient encore le métal. Il n’avait pas apprécié du tout quand Chevette avait adopté un cadre en carton. Elle passa le pouce sur une brasure particulièrement lisse.

— C’est du bon matériel, reconnut-elle.

— Cette merde japonaise ne t’est pas encore restée dans les mains ? demanda-t-il.

— C’est pas demain la veille.

— Ça t’arrivera tôt ou tard. Tu piles trop sec et c’est la cata. Comme du verre.

— Je te ferai signe ce jour-là.

Il secoua la tête. Les bouchons de pêche en bois verni qui pendaient au lobe de son oreille gauche s’entrechoquèrent et se mirent à tourner.

— Ça sera trop tard, dit-il.

Il continua de pousser sa charrette vers Oakland.

Chevette trouva la marchande d’œufs et lui en prit trois, prisonniers d’une tresse faite de deux longs brins d’herbe. Une véritable magie. On avait des scrupules à défaire la tresse, tant elle était parfaite, et on avait beau essayer, on n’arrivait pas à la refaire ni à deviner comment elle s’y prenait. La marchande prit sa pièce de cinq et la laissa tomber dans la sacoche qu’elle portait accrochée à son cou de lézard desséché. Elle était complètement édentée, et son visage formait un réseau de rides centré sur la fente mouillée qui lui servait de bouche.

Skinner était assis devant la table quand elle fut de retour. C’était plus une planche étroite qu’une vraie table. Il buvait son café dans une timbale de Thermos en acier cabossé. Quand on entrait et qu’on le voyait comme ça, on ne se doutait pas tout de suite qu’il était si vieux. Il avait la carrure d’un géant. Ses mains, ses épaules et ses os étaient démesurés. Ses cheveux gris s’écartaient sur son front couvert des cicatrices de toute une longue vie. Il avait de petites balafres et des taches noires, comme des tatouages, aux endroits où des impuretés s’étaient incrustées dans les creux.

Elle défit les œufs de la tresse magique et les déposa dans un bol en plastique. Skinner se leva lourdement de la chaise grinçante et fit la grimace quand le poids de son corps se porta sur sa hanche. Elle lui tendit le bol et il boita jusqu’au Coleman. Il avait sa manière à lui de faire les œufs brouillés. Il ne mettait pas de beurre, juste un peu d’eau. Il disait que c’était un cuistot de marine qui lui avait appris ça. Les œufs étaient excellents, mais la poêle était difficile à nettoyer, et c’était le travail de Chevette.