Pendant qu’il cassait les œufs, elle alla chercher l’étui dans le blouson accroché à la patère.
Impossible de dire ce que c’était comme matière, mais ça devait coûter cher. C’était gris foncé comme une mine de crayon et aussi fin que la coquille des œufs qu’elle avait achetés. Cependant, quelque chose lui disait qu’un camion aurait pu passer dessus sans l’écraser. Comme sa bécane. Elle avait compris seulement la veille comment ça s’ouvrait. Un doigt ici, et le pouce là. Il n’y avait ni mécanisme de fermeture ni ressort ni rien. L’intérieur ressemblait à du feutre noir, mais s’enfonçait sous le doigt comme de la mousse.
Les lunettes à l’intérieur étaient grosses et noires comme celle de cet Orbison, sur l’affiche collée au mur. Skinner disait que le meilleur moyen de faire tenir un poster pour l’éternité était d’utiliser du lait condensé. Le genre de truc qu’on vendait dans les boîtes. On ne vendait plus grand-chose dans des boîtes de nos jours, mais Chevette voyait ce qu’il voulait dire, et la figure étrange du chanteur à la grosse tête et aux lunettes noires était collée de manière indélébile au contre-plaqué peint en blanc du mur de Skinner.
Elle retira les lunettes de l’étui feutré. Le creux disparut aussitôt pour ne laisser qu’une surface plate et lisse.
Ce truc-là l’embêtait. Ce n’était pas parce qu’elle les avait volées, mais elles étaient beaucoup trop lourdes. Trop lourdes pour ce que c’était, même avec les gros bouchons d’oreilles. La monture semblait taillée dans des plaques de graphite. Et c’était peut-être le cas, d’ailleurs. Il y avait du graphite autour du cadre en carton de sa bécane fabriqué par Asahi.
La spatule tinta tandis que Skinner retournait les œufs.
Elle chaussa les lunettes. Du noir. Rien que du noir opaque.
— Katharine Hepburn, lui dit Skinner.
Elle les retira.
— Hein ?
— Elle avait de grosses lunettes comme ça.
Elle prit le briquet à côté du Coleman, fit surgir la flamme, la rapprocha d’un verre et regarda à travers. Rien du tout.
— C’est quoi, des lunettes de soudeur ? demanda-t-il.
Il versa la part de Chevette dans une assiette militaire en alu où était gravé la date : 1952, et il la posa entre la fourchette et le gobelet où était son café noir.
Elle remit les lunettes sur la table.
— On ne peut pas voir à travers. C’est tout noir.
Elle avança la chaise sans dossier en érable et prit la fourchette. Elle commença à manger ses œufs. Skinner mangea aussi.
— Fabrication soviétique, fit-il en la regardant après avoir avaler une gorgée de café.
— Hein ?
— C’est comme ça qu’ils fabriquaient les lunettes de soleil dans l’ancienne Union Soviétique. Ils avaient deux usines. La première les faisait toujours comme ça. Elles s’accumulaient dans les magasins et personne ne les achetait. Les gens prenaient celles de la deuxième usine. Ils les emballaient comme ça.
— Ils faisaient des lunettes opaques ?
— En Union Soviétique.
— Ils étaient fêlés ou quoi ?
— Pas si simple. Où est-ce que tu les as eues ?
Elle regarda son café.
— Je les ai trouvées, dit-elle en portant la tasse à ses lèvres.
— Tu travailles aujourd’hui ?
Il se leva, rentra sa chemise dans son pantalon. La boucle rouillée de sa vieille ceinture de cuir tenait avec des trombones pliés.
— De midi à cinq heures.
Elle prit les lunettes dans ses mains pour les retourner. Elles pesaient beaucoup trop lourd pour leur taille.
— Il faut que je fasse venir quelqu’un pour vérifier le brûleur.
— Fontaine ?
Il ne répondit pas. Elle remit les lunettes dans leur étui, le ferma, se leva et porta la vaisselle dans l’évier. Elle se retourna pour regarder l’étui sur la table.
Elle se disait qu’elle ferait peut-être mieux de le foutre à la flotte.
9
Quand la diplomatie échoue
Rydell prit un VTOL à rotors inclinables de la CalAir à Burbank, en début de soirée le mardi. Le mec de San Francisco lui avait payé le voyage de là-bas, en lui demandant de l’appeler Freddie. On ne rigolait pas dans les fauteuils de la CalAir, et les passagers n’étaient pas vraiment le gratin. Il y avait des bébés qui pleuraient. Il était assis près d’un hublot. En bas, les lumières s’étalaient à travers le léger halo de la lotion capillaire d’un passager antérieur. La vallée. Vide turquoise de quelques piscines rescapées, éclairées par en dessous. Son bras lui faisait sourdement mal.
Il ferma les yeux. Vit son père devant l’évier de leur mobil home en Floride, en train de laver un verre. À ce moment précis, la mort, déjà présente en lui, sans nul doute, c’était un fait établi, avait dû franchir une quelconque ligne. Il parlait de son frère, l’oncle de Rydell, de trois ans son cadet, mort depuis cinq ans, qui avait un jour envoyé à Rydell un tee-shirt d’Afrique. Avec des timbres de l’armée sur l’enveloppe à bulles. Représentant un de ces vieux bombardiers d’antan, un B-52, avec pour slogan : QUAND LA DIPLOMATIE ÉCHOUE.
— C’est l’autoroute côtière, vous croyez ?
Il ouvrit les yeux pour voir sa voisine se pencher sur lui dans l’espoir d’apercevoir quelque chose à travers le halo nébulisé de lotion capillaire. Elle ressemblait à Mme Armbuster, son prof de seconde. Elle était plus âgée que son père, s’il avait vécu.
— Je ne sais pas, fit Rydell. C’est possible. Pour moi, c’est comme les rues, elles sont toutes pareilles. Je ne suis pas du coin, ajouta-t-il en guise d’excuse.
Elle lui sourit et se laissa de nouveau aller en arrière sur son siège étroit. Exactement Mme Armbuster. Même mélange étonnant de tweed, de drap de laine gris foncé et de veste en tissu épais à couverture de Santa Fé. Ces vieilles dames avec leurs chaussures à semelle de crêpe épaisse…
— Qui de nous peut dire qu’il l’est, de nos jours ? fit-elle en avançant une main pour lui tapoter son genou kaki.
Kevin lui avait dit qu’il pouvait garder le pantalon.
— C’est vrai, fit Rydell.
Son doigt cherchait désespérément le bouton d’inclinaison du dossier, la petite pastille enfoncée qui lui permettrait de s’isoler dans un semblant de sommeil. Il ferma les paupières.
— Je me rends à San Francisco pour m’occuper du transfert de mon regretté mari dans une unité cryotechnique plus petite, expliqua-t-elle. Je préfère qu’il soit dans un module de conservation individuel. Ce que les revues spécialisées appellent, aussi grotesque que cela puisse sembler, des “cabinets particuliers”.
Rydell trouva enfin le bouton et s’aperçut que les fauteuils de la CalAir avaient une inclinaison maximale de dix centimètres.
— Il est en cryo depuis bientôt… euh… neuf ans, mais je n’aime pas imaginer son cerveau agité comme ça dans tous les sens dans son papier d’aluminium. Ça ne vous fait pas penser à des pommes de terre en papillote ?
Rydell ouvrit les yeux. Il essayait de trouver quelque chose à dire.
— Ou bien des chaussures de tennis dans un sèche-linge ? reprit-elle. Je sais bien que la congélation les durcit comme de la pierre, mais ça n’évoque pas du tout une idée de repos éternel, n’est-ce pas ?
Rydell se concentra sur le dossier du siège devant lui. Un bloc de plastique gris. Rien d’autre. Pas même un téléphone.
— Ces casiers particuliers ne promettent rien de plus en ce qui concerne le réveil éventuel, bien sûr, mais il me semble qu’ils apportent un certain degré de dignité. C’est ainsi que je vois les choses, en tout cas.